Azad

Road movie pour un migrant

Entrer dans une librairie me laisse songeuse : tout le monde écrit ! Allez dénicher une perle dans ces vagues de papier, où chacun se prend pour le nouveau Joyce, pour la dernière Duras tient du parcours du combattant. Les lecteurs ont-ils donc oublié tout sens critique ?

Parmi les entassements de livres dont la plupart finiront au pilon, il arrive, oh joie, qu’un rectangle à la couverture colorée se révèle… lisible !

Ainsi, le premier roman de Mélanie Croubalian, qui n’aura certes pas de peine à se tailler une place dans le petit monde de la littérature romande, puisqu’elle a un bon profil : animatrice à la Romande, une voix écoutée. Née au Canada d’une mère suisse et d’un père arménien d’Egypte, elle raconte l’existence bouleversée d’un jeune Syrien qui fuit le martyre d’Alep en 2015. Le 20 septembre, jour de ses 20 ans, Nayef a goûté la confiture aux fraises concoctée par sa grand-mère dans la soirée précédente. Et brusquement, son monde bascule. Une bombe, sa soeur massacrée, l’aïeule à l’agonie, qui le supplie de récupérer le sac de survie préparé à son intention. Et de quitter le pays.

Pas le temps de réfléchir, il prend ses jambes à son cou, destination l’Angleterre, le rock, les brumes, la certitude du bonheur. Il n’ignore pas que le voyage vers l’Europe se révélera laborieux. Il est accompagné de deux amis. L’un d’eux finira probablement torturé, l’autre, plus sage, amoureux et moins ambitieux, restera à Izmir.

Nayef finira par arriver à Londres après une saga hallucinante, l’argent offert par la grand-mère et par une tante, envolé, ou plutôt volé par les passeurs et par les profiteurs des milliers de malheureux qui fuient la guerre. Pour les migrants, tout est plus cher que pour les touristes. L’auteure décrit finement le contraste entre les deux castes qui se côtoient sans se voir, l’une profitant de la vie, l’autre s’accrochant à la survie.

Malgré quelques rencontres chaleureuses, Nayef est confronté à l’horreur des camps, des traversées en mer, de cette misère sans fond décrite par la presse, qui a fini par glisser sur la population occidentale tel un fait divers, à force de cadavres qui rejoignent le plancher de la Méditerranée, tombeau à ciel ouvert. Mais le jeune migrant a trouvé dans le sac de survie un livre, ou plutôt un journal signé Azad, un chirurgien arménien qui a déserté l’armée britannique installée au Caire en 1915, afin d’aller sauver sa famille restée en Arménie. Qui est cet Azad ? Tout au long de son cauchemardesque voyage vers la liberté – pense-t-il –, le récit du médecin l’accompagne. Quand enfin il découvrira qui est Azad, et pourquoi sa grand-mère lui a confié le journal, il réalisera à quel point la vie déroule parfois des fils ténus qui sont comme autant de bonnes étoiles.

Bien qu’écrit de manière relativement distante, et malgré les scènes abominables qui le parsèment, ce récit est un coup de projecteur révélateur de la question si douloureuse et irrésolue des migrants. C’est en suivant le chemin de croix de Nayef que le lecteur réalise que les Nayef sont légions, mais combien d’entre eux connaissent un happy end ?

Un livre émouvant, dur, dans lequel les baby-boomers voyageurs retrouveront, en tons noirs, les routes qu’ils arpentaient, alors parsemées de petits bonheurs, dans les années 1960-1970.

Mélanie Croubalian : Azad, roman, Ed. Slatkine, Genève, 2023, 232 p.

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