Dans la nuit crépue, les liserés des reflets lunaires, trop fins, ne répandent pas la clarté espérée par les animaux apeurés. Tout le zoo bruisse de plaintes étouffées et de gémissements fluets. Les plus faibles scrutent l’obscurité et sondent vainement la profondeur des ténèbres craignant le surgissement d’un prédateur. Cette agitation persiste jusqu’au moment où, Édouard, le grand gorille au dos argenté émerge de sa cage et s’engage vers la partie supérieure de son enclos, une protubérance équipée d’un balcon. Il se suspend et se balance à une corde effilochée.
Lassé du jeu, il se laisse glisser.
Durant la descente, un thorax de cette ampleur fait résonner toutes ses parties creuses, aérien brouhaha tel le bruissement d’une cascade de cristal. Les éclats sonores se fractionnent sous le poids et la tension comme craque une vieille mécanique rouillée et surchargée. A l’apparition de ce fracas, chacun sait que le redoutable mâle s’apprête à parcourir les parcelles du royaume animal. Sur son passage, et même plus loin, le silence s’établit à la manière d’une vague se dissolvant sur le sable des côtes érodées par l’océan. Rassurés, les locataires des cages s’endorment.
L’ordre règne.
Dans ce paisible retrouvé, Édouard s’installe sous le grand hêtre s’élançant depuis le centre du domaine vers le ciel venteux du Nord. Au travers d’une trouée entre les branches, le gorille égare son regard sur les constellations perforant le velours sombre et sidéral.
Il serait vain de prétendre ce primate être un rêveur, pourtant ses yeux contiennent une montagne de nostalgie, tristesse dissimulée et contrainte par l’orgueil de ne rien vouloir laisser paraître. Il s’abreuve à la fois aux regrets du passé et à la fois du plaisir présent, heureux d’être, pour un temps, seul au monde sous la ramée, de rejoindre en imagination et souvenirs des arbres aux feuilles d’émeraudes, la forêt de son enfance.
Puis il oscille, malheureux d’avoir été arraché à son clan, à ses compagnons de jeunesses et à la mémoire de la beauté des premiers paysages se dessinant au travers des ramures.
Les hommes, en le capturant, lui ont fait connaître toute une gamme de frayeurs et de résignations. Malgré ces traitements, il ne comprend pas le sens des mots tels que haine et justice. Il ne garde aucun ressentiment à l’égard des bipèdes civilisés, costumés, armés de fusils et munis de pièges et de trappes.
Souvent, il aimerait toucher la main des enfants défilant derrière la baie vitrée, ébouriffer une tignasse blonde, prendre dans ses bras un petit et le porter sur ses épaules, grimper sur les branches les plus hautes et montrer tout ce que l’on voit depuis ce promontoire, s’amuser de l’étonnement enfantin et consoler le petit de sa frayeur face au vide, le ramener à la barrière séparant les espèces et lui indiquer l’emplacement de la baraque à glace. Jamais telle rencontre ne se produira, leurs mondes sont séparés par des clôtures électrifiées ou des vitres épaisses. Les primates des deux bords se regardent en chiens de faïence.
La captivité est une existence sans accrocs, rien de notable ne s’y produit. La nourriture est toujours servie en abondance. Dans un univers aussi serein, la mort n’existe pas. Elle est remplacée par la disparition, une sorte d’effacement des corps. Au matin, l’un ou l’autre manque et ne revient jamais, devient un souvenir vite oublié.
Édouard s’interroge sur la réalité de sa mort, mais il ne trouve pas la réponse. La mort est une couleur qui n’existe pas, une musique sans notes, une absence sans présence. Un gorille comme lui n’est vivant que par l’instant. Il n’y a pas d’avenir parce que la conscience de l’avenir ne l’effleure jamais et que le concret est le goût de ce brin d’herbe qu’il mâchouille.
Ailleurs dans l’univers, les jours précédents cette nuit particulière, subissant l’attraction de saturne, un corps céleste pivote et projette, à une vitesse phénoménale, une parcelle de sa matière en direction de la Terre.
Ce météore, échappé de son périple elliptique dans le système solaire, ne sait rien de la vie des gorilles encloisonnés et de leurs émotions fugaces. Bientôt, il se précipitera dans l’atmosphère terrestre, devenant une étoile filante se disloquant en une gerbe d’étincelles. Il ne saura jamais que sa fugitive apparition sera considérée comme une prémonition par certains, un miracle par d’autres.
Sur Terre, dans l’obscurité, les femelles d’Édouard préfèrent rester à l’intérieur des bâtiments et s’occuper des jeunes, tout en maintenant les mâles secondaires à distance.
Coups de griffes, morsures et ricanements.
Lors des périodes tranquilles, elles s’épouillent mutuellement en échangeant des grimaces et des grognements légers confirmant qu’elles ne sont pas rivales. Toutes ont été engrossées par le dos argenté. Elles partagent les charges d’éducation de la progéniture commune, veillent à l’entretien des nids de pailles et à la répartition de la nourriture. Installées dans les branches factices ou les fausses grottes en béton, elles n’ont pas à craindre la venue des léopards ou des hyènes.
Le monde est artificiel, mais sûr.
S’ajoutant à la sécurité, régulièrement l’équipe des nettoyeurs, des employés du zoo, se présentent et font rutiler à coup de balais et de jets d’eau toutes les surfaces souillées, réapprovisionnent les gamelles et évacuent les déjections.
Cet entretien confortable est l’un des piliers de l’emprisonnement. Plus il est quotidien, moins persiste le désir de retrouver la savane et la forêt primaire. La vie contrainte est nonchalante, une habitude qui appauvrit l’envie de liberté. Ni Édouard, ni les femelles, ni les mâles secondaires et même les puces logeant dans les toisons ne désirent renoncer à ce bien-être.
Parmi les cages, personne ne prête attention à l’objet céleste arrivant à la fin de sa trajectoire. Très haut dans le ciel, sa lueur éclate brièvement, éclairant la face noire du visage d’Édouard et le laissant ébloui. Après la disparition de cet éclat sidéral, le gorille n’est plus exactement le même.
Longtemps, il demeure couché dos contre terre à écouter sa respiration remplissant tout l’espace. Parfois, il retient son souffle jusqu’à ce qu’une douleur s’empare de sa poitrine et l’oblige à une expiration rapide, suivie inévitablement d’une longue inspiration. Ce jeu répété engendre un malaise s’agrandissant, d’abord contraignant ses côtes, paralysant ses entrailles et faisant monter des larmes. L’animal vibre avec la sensation de planer au-dessus d’un vide incommensurable, se demande si sa vie peut être autre chose qu’une existence fugitive et sans traces. Alors se produit un événement qui n’était jamais arrivé auparavant.
Édouard pleure. Librement, car il se croit sans témoins.
Gisèle n’est pas une belle femme, elle n’est pas laide non plus. Elle est ce qu’on appelle « un entre-deux ». Elle avait ardemment souhaité une place de soigneuse au parc animalier de sa ville et contre toute attente, elle avait réussi à convaincre le directeur des ressources humaines sans céder à ses avances, précisait-elle avec un sourire malicieux. Cette résistance l’avait cantonnée au simple rôle de nettoyeuse de la maison des primates. Un bâtiment oblong avec une étrange vitrine à son entrée dans laquelle trônait un petit singe empaillé, costume de fanfare rouge et boutons dorés. Selon la légende, sur une étiquette rédigée à la main, il était affirmé qu’il était mort de la grippe espagnole.
Pour le quotidien, le travail est laborieux et les autres employés sont insipides. Gisèle n’éprouve pas de joie particulière à l’accomplissement de sa tâche. Son véritable plaisir est de venir se promener entre les enclos sitôt la nuit tombée, de se faufiler discrètement en faisant attention que les animaux ne remarquent pas sa présence. Elle s’est habituée à devenir une ombre.
Ce soir, dissimulée sur le côté de la baraque à glace, elle observe le gorille solitaire qui laisse son nez s’égarer vers les étoiles. Afin de ne pas se dévoiler, elle retient sa respiration. L’exercice devient de plus en plus difficile, voire douloureux. Elle a l’impression que son regard chavire. Une sueur perle sur son front, des gouttes se forment et glissent jusqu’à ses yeux, provoquant une irritation désagréable. Pour contenir l’écoulement, elle bascule sa tête en arrière tout en conservant l’animal dans son champ de vision. Ce qu’elle voit maintenant, est divisé en deux, soit une part de ciel avec son effrayante noirceur, soit le grand hêtre et la silhouette massive du gorille.
Un filament doré traverse les nuées. Gisèle hésite à faire un vœu, mais ses désirs étant limités, elle ne sait que choisir. Mue par une attraction dont elle n’expliquera jamais la raison, elle se décolle de la baraque et rejoint en quelques pas la bordure de l’enclos au plus près de l’endroit où est étendu Édouard. L’animal ne bronche pas. Son souffle est saccadé et ressemble à celui d’un enfant faisant un mauvais rêve. De nouvelles rides apparaissent et marquent le front anthracite de la bête. Sa face est recouverte par les étirements d’un malheur naissant et profond. Sur le côté visible du visage, des larmes forment un torrent qui mouille la joue, tombent en cascades et infiltrent la terre.
Gisèle est frappée d’une émotion inexplicable. Elle ressent le besoin de se tenir au plus près qu’il sera possible, de cette force de la nature foudroyée par une fragilité soudaine et céleste. Elle fait ce qu’il ne faut jamais faire dans la proximité des êtres féroces. Elle franchit une porte latérale, pénètre sur le territoire du clan et s’approche de la bête. Retenant son souffle, elle s’accroupit à la hauteur du torse velu, fixe le sol, gardant les épaules effondrées dans une position déférente et présente lentement une paume ouverte, geste d’une absolue soumission.
Après la longue gravité de l’attente, le gorille se tourne vers la femme, fronce les sourcils et perçoit dorénavant le monde existant avec une acuité augmentée.
Cette clarté que donne l’espoir et l’avenir.