1. la nuit du gorille

une série à épisodes sur la conquête du monde – une version préexiste sur le site de Pascal Nordmann dans les pages du Gorilla Zeitung.

ou se permettre d’expérimenter des écritures sous forme d’ébauches.

Parfois, l’expérience abouti à une réécriture destinée à la publication.

primates

Dans la nuit crépue, les liserés des reflets lunaires, trop fins, ne répandent pas la clarté espérée par les animaux apeurés. Tout le zoo bruisse de plaintes étouffées et de gémissements fluets. Les plus faibles scrutent l’obscurité et sondent vainement la profondeur des ténèbres craignant le surgissement d’un prédateur. Cette agitation persiste jusqu’au moment où Édouard, le grand gorille au dos argenté, émerge de sa cage et s’engage vers la partie de son enclos équipée d’un balcon. Il se suspend et se balance à la corde permettant de rejoindre le sol. Lassé du jeu, il se laisse glisser.

Durant une descente, un coffre de cette ampleur fait résonner toutes les parties creuses, aérien brouhaha tel le bruissement d’une cascade de cristal. Les éclats sonores se fractionnent sous le poids et la tension comme craque une vieille mécanique rouillée et surchargée. À l’apparition de cette rumeur, chacun comprend que le redoutable mâle s’apprête à parcourir les parcelles de son royaume et que l’ordre règne. Sur son passage et plus loin, le silence s’établit comme la vague est dissoute sur le sable d’une côte érodée par l’océan. Rassurés, tous les locataires des cages s’endorment. Dans ce paisible retrouvé, Édouard s’installe sous le grand hêtre planté au centre du domaine. Au travers d’une trouée entre les branches, il égare son regard sur les constellations perforant le velours sombre et sidéral.

Il est difficile de prétendre que ce primate soit un rêveur, pourtant ses yeux contiennent une montagne de nostalgie contrainte par l’orgueil de ne rien laisser paraître. Il s’abreuve à la fois de tristesse et à la fois de plaisir, heureux d’être, pour un temps, seul au monde, de rejoindre en imagination et souvenirs la forêt aux feuilles d’émeraudes de son enfance. Malheureux d’avoir été arraché à son clan, à ses compagnons de jeunesses et à la beauté des premiers paysages se dessinant au travers des ramures. Les hommes, en le capturant, lui ont fait connaître toute une gamme de frayeurs et de résignations. Malgré ces traitements, il ne comprend pas le sens des mots – haine et justice – et ne retient aucun ressentiment à l’égard des bipèdes civilisés, costumés, armés de fusils et munis de piège à trappe.

Souvent, il aimerait caresser la main des enfants défilant derrière la baie vitrée qui les sépare, ébouriffer une tignasse blonde, prendre dans ses bras un petit des visiteurs et le porter sur ses épaules, grimper sur l’arbre le plus haut et lui montrer tout ce que l’on voit depuis cet endroit, s’amuser de son étonnement et le consoler de sa frayeur face au vide, le ramener à la barrière séparant les espèces et lui indiquer l’emplacement de la baraque à glace. Jamais cela ne se produira, leurs mondes sont séparés par des clôtures électrifiées ou des vitres épaisses.

La captivité est une existence sans accrocs, rien de notable ne s’y produit et toujours la nourriture est servie en abondance. Dans un univers aussi serein, il se demande quelle sera la couleur de sa mort, mais il ne trouve pas de réponse.

Les jours précédents la nuit du primate, subissant l’attraction de saturne, un corps céleste pivote et projette, à une vitesse phénoménale, une parcelle de sa matière en direction de la Terre. Cette météorite, échappée de son périple cyclique dans le système solaire, ne sait rien de la vie des gorilles encloisonnés et de leurs émotions. Bientôt, elle se précipitera dans l’atmosphère terrestre avant d’éclater dans une gerbe d’étincelles. Elle ne saura jamais que sa fugitive apparition sera considérée comme une prémonition.

Dans l’obscurité, les femelles d’Édouard préfèrent rester à l’intérieur des bâtiments et s’occuper des jeunes, tout en maintenant les mâles secondaires à distance. Elles s’épouillent mutuellement en échangeant des grimaces et des grognements fluets confirmant qu’elles ne sont pas rivales. Toutes ont été engrossées par le dos argenté. Elles partagent les charges d’éducation de la progéniture commune, veillent à l’entretien des nids de pailles et à la répartition de la nourriture. Dans les branches factices ou les fausses grottes en béton, elles n’ont pas à craindre la venue des léopards ou des hyènes. Le monde est artificiel, mais sûr. S’ajoutant à la sécurité, régulièrement l’équipe des nettoyeurs, les employés du zoo, se présentent et nettoient à coup de balais et de jets d’eau toutes les surfaces souillées, réapprovisionnent les gamelles et évacuent les déjections. Ce confort est l’un des piliers de l’emprisonnement. Plus on en profite, moins persiste le désir de retrouver la savane et la forêt primaire. La vie contrainte est nonchalante, une habitude qui appauvrit l’envie de liberté. Ni Édouard, ni les femelles, ni les mâles secondaires et même les puces logeant dans les toisons ne désirent renoncer à ce luxe.

Très haut dans le ciel, une lueur éclate brièvement, éclairant la face noire du visage d’Édouard. Après l’extinction de cette lumière sidérale, le gorille n’est plus exactement le même. Il demeure longtemps couché dos contre terre à n’écouter que sa respiration remplissant maintenant tout l’espace. Parfois, il la retient jusqu’à ce qu’une douleur s’empare de sa poitrine et l’oblige à une expiration rapide suivie d’une longue inspiration. Ce jeu répété provoque un malaise s’agrandissant, d’abord tordant ses côtes, paralysant ses entrailles et faisant monter des larmes à ses yeux. Il vibre à la sensation de planer au-dessus d’un vide incommensurable, se demande si sa vie n’est qu’une existence fugitive et sans traces. Alors se produit un événement qui n’était jamais arrivé auparavant. 

Édouard pleure.

Gisèle n’est pas une belle femme, elle n’est pas laide non plus. Elle est ce qu’on appelle « un entre-deux ». Elle avait ardemment souhaité une place de soigneuse au parc animalier de sa ville et contre toute attente, elle avait réussi à convaincre le directeur des ressources humaines sans céder à ses avances. Cette résistance l’avait cantonnée au simple rôle de nettoyeuse de la maison des primates. Un bâtiment oblong avec une étrange vitrine à son entrée dans laquelle trônait un petit singe empaillé, costume de fanfare rouge et boutons dorés, dont la légende, sur une étiquette rédigée à la main, disait qu’il était mort de la grippe espagnole.

Pour le quotidien, le travail est laborieux et les autres employés sont insipides, aussi Gisèle n’éprouve pas de joie particulière à l’accomplissement de sa tâche. Son véritable plaisir est de venir se promener entre les enclos sitôt la nuit tombée, de se faufiler discrètement en prenant garde que les animaux ne la remarquent pas. Elle s’est habituée à devenir une ombre.

Dissimulée sur le côté de la baraque à glace, elle observe le gorille solitaire qui laisse son nez s’égarer vers les étoiles. Afin de ne pas se dévoiler, elle retient sa respiration. L’exercice devient de plus en plus difficile, voire douloureux. Elle a l’impression que son regard chavire. Une sueur perle sur son front, des gouttes  se forment et glissent jusqu’à ses yeux, provoquant une irritation désagréable. Pour contenir l’écoulement, elle bascule sa tête en arrière tout en conservant  l’animal dans son champ de vision. Ce qu’elle voit est maintenant divisé en deux, soit une part de ciel avec son effrayante noirceur, soit le grand hêtre avec la silhouette massive du gorille.

Un filament doré traverse les nuées. Gisèle se demande si elle devrait faire un vœu, mais ses désirs étant limités, elle ne sait que choisir. Mue par une attraction dont elle n’expliquera jamais la raison, elle se décolle de la baraque et rejoint en quelques pas la bordure de l’enclos au plus près de l’endroit où est étendu Édouard.

L’animal ne bronche pas comme s’il ne s’apercevait pas de cette présence féminine. Son souffle est saccadé et ressemble à celui d’un enfant faisant un mauvais rêve. De nouvelles rides apparaissent et marquent le front anthracite de la bête. Sa face est recouverte par le voile d’un malheur naissant et profond. Sur le côté visible du visage, des larmes forment un torrent qui mouille la joue et se s’infiltre dans la terre.

À cette vision, Gisèle est frappée d’une émotion inexplicable. Elle laisse émerger le besoin de se tenir au plus près qu’il sera possible, de cette force de la nature foudroyée par la fragilité.

Gisèle entreprend ce qu’il ne faut jamais faire dans la proximité des êtres féroces. Elle franchit une porte latérale, pénètre sur le territoire du clan et s’approche du gorille. Retenant sa respiration, elle s’accroupit à la hauteur du torse velu, fixe le sol, gardant les épaules effondrées dans une position déférente et présente lentement une paume ouverte, geste d’une absolue soumission.

Après la longue gravité de l’attente, le gorille tourne sa face vers la femme, fronce les sourcils et perçoit dorénavant le monde existant avec une acuité augmentée.

la suite…