le laboratoire du Grand Gazomètre
ou se permettre d’expérimenter des écritures sous forme d’ébauches.
Parfois, l’expérience abouti à une réécriture destinée à la publication.
un jouet attendrissant
En regardant la pauvre forme recroquevillée devant lui, Édouard s’interroge.
« À partir de quel délire peut-on considérer le comportement des humains comme étrange ? »
Ce matin, cette femelle ramassait les crottes dans sa cage. D’un geste, il pourrait lui briser le cou et en faire une chose molle avec laquelle il jouerait, puis se lasserait et abandonnerait sur le talus bordant le bassin. Personne ne lui reprocherait d’avoir défendu son territoire et la faute serait rejetée sur l’imprudente.
Toute la journée, jusqu’au crépuscule, avait été marquée par de curieux événements dont cette présence abaissée et soumise est le dernier jalon.
Juste après l’ouverture des portes, un visiteur s’était accoté à la baie vitrée donnant sur la maison des gorilles, sans se préoccuper le moins du monde des locataires. L’endroit sembla confortable à l’intrus pour entreprendre la lecture d’un essai, La condition de l’homme moderne par la philosophe Hannah Arendt.
Intrigué, Édouard s’approcha. Il s’installa de l’autre côté du vitrage adoptant une parfaite symétrie de position, apparaissant comme le reflet démesuré du lecteur. Par intermittence, la bête jetait des coups d’œil par-dessus son épaule velue et restait fasciné par le mouvement et l’élégance des pages tournées, puis par la surprise renouvelée à chaque apparition d’un dessin différent formé par l’agencement de l’écriture. Sous son regard et sans en comprendre la cause, la ponctuation, les voyelles et les consonnes commencèrent à s’ordonner dans les flots d’une rivière de phrases. Édouard déchiffra graduellement les propos de la philosophe comme un explorateur découvre, grâce à l’intuition, son chemin au travers d’une carte imparfaite.
À midi, il savait lire.
Comprenant enfin ce qui était rédigé, il s’amusa de la distinction faite entre l’animal laborans et l’homo faber, entre la nécessité et l’œuvre. Il en déduisit que les humains étaient vraiment des primates compliqués considérant l’inutilité dans l’inutilité et l’utilité dans l’utilité, alors que la vie est simplement la vie. Lassé, il se gratta les couilles et retourna vers la mangeoire en cherchant du regard la femelle qui pourrait le satisfaire.
Les petits jouaient avec les lianes et se disputaient des bananes rachitiques. Les mâles secondaires se tenaient prudemment à distance. Édouard grogna en se frappant le torse et s’installa sur un promontoire, tournant ostensiblement le dos à la foule des visiteurs. La journée s’écoula. Parfois ses pensées s’égaraient sur l’un ou l’autre des éléments de l’essai philosophique. Il s’amusa de la narration à propos de la domination des intellectuels sur les manuels en usant de la bureaucratie. Il trouva fameux le subterfuge des fonctionnaires se persuadant de leur utilité en entretenant une pléthore de règlements, si possible, obscurs, interchangeables et toujours absolus. Cette forme raffinée d’autoritarisme était supportée et consentie par les classes laborantes, persuadées que le bonheur résidait dans la soumission aux formulaires, y compris le bulletin de vote.
À trois heures de l’après-midi, une cigogne passa haut dans le ciel, filant vers le sud. Ce survol ressemblait à un miracle puisque la période n’était pas aux migrations. Depuis quelques années, les saisons se mangeaient les unes les autres et devenaient une bouillie informe dans laquelle les bourgeons ne savaient quand éclore. Il ne se passa plus rien de notable dans la continuation de la journée d’Édouard. Les heures défilèrent sournoisement jusqu’à la venue de la nuit et l’apparition de la fille.
Gisèle se demande à quelle folie elle a cédé pour se retrouver, sans en avoir eu réellement conscience, agenouillée devant le « grand dos argenté ». Son cœur, qu’elle se représente petit en regard de celui du singe, bat une chamade timide. À cause de la fraîcheur nocturne, des frissons parcourent ses bras. Ses poils se redressent à la manière d’une onde se déployant sur la peau. Ce qu’elle estime être de la peur se révèle être du plaisir. Si ce moment curieux devait être le dernier de sa vie, elle ne regrette pas ce risque. Des pensées aléatoires traversent son esprit et se développent comme une multitude de souvenirs, de choix, de sensations et d’anticipations. Tels que le premier jour d’école, à la première récréation où seule, assise sur le mur en pierre, elle se retient de pleurer. L’incendie de la manufacture au bas de la rue. Les nuages noirs de la fumée des produits chimiques. Le laitier récupérant les bouteilles vides sur les pas de portes. Le dernier cheval tractant une charrette dans les quartiers avant d’être remplacé par une fourgonnette. Ce garçon à qui elle donne une pièce pour qu’il baisse sa culotte et montre sa ridicule virgule. Son père, luisant de sueur, couché sur sa mère dans le lit et hurlant à Gisèle de s’en aller et de refermer la porte. Son refus, malgré ses bonnes notes, de poursuivre les études. La lecture en secret de Mein Kampf et son attirance pour les uniformes. Macbeth et Richard III vu au théâtre. Le sommeil extatique d’un crocodile. Son visage boursoufflé de fièvre, en hiver, apparaissant chaque matin sur le reflet de la glace au-dessus du petit lavabo. Son premier appartement mal chauffé où elle claque des dents. La certitude qu’elle n’a pas d’avenir et qu’elle disparaîtra de la société humaine sans que personne ne le remarque. Cette permanente envie de vomir, sans être enceinte, sans être touchée d’une maladie, sans autre raison que le profond désespoir de l’âme et la révélation de son inutilité. Le jour où par rage d’exister encore, elle a fracassé d’un coup de poing le miroir de la salle de bain projetant les mille éclats de son image, effrayante et dénaturée. Ce silence qui s’insinue régulièrement dans son esprit lorsqu’elle se trouve à proximité de l’enclos des gorilles, le brouhaha qui renaît lorsqu’elle s’en éloigne. Un trouble qu’elle ne s’explique pas.
Maintenant, dans les ténèbres qui l’entourent et dans la proximité de l’animal, cet enchevêtrement d’élucubrations et de sensations saugrenues se transforme lentement en un brouillard. Tout redevient paisible, simplement mystérieux. Gisèle se courbe encore plus intensément et avance de quelques centimètres sa paume offerte.
Surpris que la fille ose encore augmenter son approche, même d’un geste parcimonieux, le gorille considère cette audace avec les respects que l’on doit aux êtres fous. Soit une indifférence totale sans toucher un moindre cheveu des égarés, soit au contraire accepter leur déraison et les accompagner dans le labyrinthe de la folie. L’autre solution serait d’écourter la vie de cette chose et de l’oublier.
Il fait froid maintenant et une légère vapeur se dissout à chaque respiration. Les étoiles se distinguent de plus en plus clairement. Au loin, comme portés par une brise, les sons de la gare de triage, au-delà des arbres, se font entendre distinctement. Le sifflement des attelages passant sur la courbe des aiguillages, les amortisseurs des wagons cognant la butée des voies de garage et le rythme scandé des roues, généré par le saut de la jointure entre les rails, battant le tambour de la guerre ferroviaire.
Édouard constate qu’il ne pense plus à elle comme à une femelle, mais qu’il énonce intérieurement « la fille ».
« Que sait-elle de la philosophie, la fille ? »
Il scrute la silhouette, cherchant la réponse à sa question, mais le visage tourné face contre terre demeure dans l’obscurité. Les intentions restent insondables. Cette incertitude pourrait déclencher un emportement et l’amener à un geste irréparable, mais il se tempère et réfléchit sur la consistance de la curiosité.
Dans les enclaves d’un zoo, les avenirs sont restreints par la géographie du territoire et la séparation des espèces. Alors, les événements singuliers, même les plus insipides, prennent la densité de la conquête de la lune ou de la campagne d’Alexandre le Grand au travers des plaines de la Perse. Les singularités deviennent fusées s’élançant vers l’horizon avec le fracas d’une charge de cavalerie débordant l’ennemi. Dans ce fatras de considérations, une idée fulgurante s’impose.
« Cette fille est un jouet attendrissant. »
Le gorille redresse son torse avec la sérénité des animaux puissants, installe sa stature imposante et glisse lentement un doigt sur la paume féminine. Il ressent le plaisir d’une soie tiède, douceur différente de celle de ses guenons. Le toucher est plus humide.
Sans crainte, Gisèle referme sa main sur le doigt du gorille.
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