Légèreté et pesanteur
Les romans de Pagnard sont des cadeaux empoisonnés très convoités, du genre « vite, ma drogue ». Car une fois le nez dedans, le scénario est toujours le même : joie de découvrir un bonbon pimenté de surprises, et en même temps, agacement qui titille les neurones et fait grincer des dents. Pagnard n’épargne à ses lecteurs aucun des chemins buissonniers de la lecture. Vous pensez la suivre, pénétrer ses arcanes, comprendre enfin quelque chose, comme un fil conducteur… hop, elle file ailleurs, s’éternise sur un détail, des flacons de cristal par exemple, ou pourquoi pas des lunettes « aux verres exagérément convexes, cerclés de métal doré… » Sentiers détournés, clins d’œil à de toutes petites choses qui, sous sa plume, se muent en instants de poésie.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : les virevoltes des personnages cachent toujours un combat, celui de la vie et de l’amour envers et contre vents et marées. Dans ce « Jours merveilleux au bord de l’ombre », Pagnard joue sur un canevas de soie une cruelle mélopée : mensonge, trahison, fausse accusation. Directeur d’une fabrique de feux d’artifice, Raüben Jakob, l’oncle de Brun et Dobbie sa petite sœur, a imputé à leur père Davitt un vol dans la caisse communale. Sûrs de l’innocence de leur géniteur, les deux enfants cherchent à réparer l’injustice. Mais la vérité s’estompe, gommée par les mésaventures qui constituent le quotidien de la rue où vit la famille de Davitt. L’auteure s’y entend pour ne jamais aller là où pourrait l’attendre le lecteur, qu’elle saoule de calembredaines apparemment sans importance. En vérité, celles-ci forment le décor où se fond l’essentiel du roman. Ici, les personnages extravagants que l’écrivaine a créés : Valère Optik, le marchand de cristal, Petitemain, la fille adoptive du professeur de musique Johann Schwarz, Kari Matt ou encore Mato Graf, un drôle de comte. Et chacun s’égare, se retrouve, échange des propos solennels ou vaporeux au fil d’anecdotes qui se travestissent en aventures rocambolesques. Il y a quelque chose de félin dans les personnages de Rose-Marie Pagnard. Un rien les distrait, une babiole mérite un détour enrobé de descriptions circonstanciées, une vétille et les voilà passionnés, subjugués, prêts à enfourcher un virage à 180 degrés. Car les actes auxquels s’adonnent les méchants n’ont finalement que peu d’importance. Certes, l’oncle Raüben est un escroc menteur et manipulateur. Il est jaloux, convoite l’épouse de son frère, et affiche un comportement de nanti triste et solitaire, malgré son succès et sa richesse. Mais face au triste sire, la rue des pauvres diables est un repère de tendresse, d’entraide, de rigolade, de chaude naïveté, de bonheur que nulle fortune ne peut se payer. Ce sont tous de vrais résistants à un monde pourri qui cherche à les dresser ou à les écraser.
Un Pagnard pur jus.
Rose-Marie Pagnard : Jours merveilleux au bord de l’ombre, Ed. Zoé, Genève, 2016, 208 p.
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