Petite Brume

Une journée en enfer

Pour ceux qui ne le connaissent pas, découvrez vite l’écrivain-paysan de Vauffelin (Jura bernois) Jean-Pierre Rochat, qui ne tricote pas ses mots dans la dentelle littéraire. L’un de ses livres, « Petite Brume » est un récit-témoignage qui décrit une journée de vente aux enchères d’un domaine – maison, machines, outils, bétail, cheval et tous les acquis du dénommé Jean Grosjean. Pour mener à bien cette liquidation d’une vie, Elias Schwarz, très apprécié des offices de poursuites du pays, mène le bal, soit la mort annoncée du paysan. Les acheteurs sont légion : voisins, curieux, renifleurs de bonnes affaires venus de Suisse allemande. Au cœur de la débâcle, l’une des assistantes de Schwarz, Irina, s’offre un frisson sensuel avec ce paysan aux abois. Après tout, une petite sauterie entre deux ventes à la criée, c’est un rayon de soleil dans la tempête. Et le temps file au profit des fossoyeurs qui, à chaque acquisition, précipitent un peu plus le malheureux dans le dénuement. Celui-ci s’attache en rêveries à des images du passé, aux moments de bonheur avec la trop belle Frida, son ex-femme, partie avec un autre au bout du monde, emmenant les enfants. 

Au-delà du monde agricole qu’il connaît bien, Jean-Pierre Rochat étend son regard sur une société privée d’âme. Au service du capital, Elias Schwarz oscille entre empathie doucereuse et froide autorité. À ce paysan dépouillé de son existence, qui se raccroche un instant à un objet appartenant à Petite Brume, sa jument bien-aimée, le commissaire-priseur assène : « Écoutez, Monsieur Jean, vous arrêtez tout de suite vos gesticulations ou j’appelle la sécurité ». Une phrase qui résume l’air d’une époque sans lendemain : ou tu es rentable, ou tu dégages. Suivent les appréciations de Grosjean, qui permettent à l’auteur d’y aller de son humour noir pour exposer, en termes simples et cruels, l’échec de l’individu foudroyé par le destin. Jean Grosjean entremêle souvenirs et commentaires concernant les machines, la botteleuse par exemple, une « John Deere, du solide », il raconte les créanciers, sa propre famille qui a contribué à l’enfoncer, les trois années qui ont signé sa chute. S’y ajoute la tendresse du paysan pour Petite Brume. Comment imaginer qu’elle sera tuée et dépecée sur place ? Pour elle, Jean Grosjean jouera un dernier round, un ultime sursaut de rébellion contre l’ordre établi, avant d’en finir comme il l’avait projeté.

Cet opuscule de Rochat est une terrible soupe à la grimace qui interroge le lecteur. Le style cru, direct, sombrement drôle, crée une distance qui évoque un reportage à la Hemingway. Rochat traque l’essence de la vie jusque dans les interstices les plus inattendus, ces détails qui révèlent les combats de l’homme jusqu’à la chute s’il n’est pas toujours au top. Un livre noir et douloureux qui se lit d’une traite, révélant, sans les nommer, les comportements stéréotypés d’une société où le fric est l’unique valeur au cours du jour. 

Jean-Pierre Rochat : « Petite Brume, » roman, Éditions d’autre part, Genève, 2017, 113 p. ill.

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