
Une féministe pure et dure
Peut-être y eut-il déjà des féministes parmi les femmes des cavernes. Mais, restée célèbre malgré les tentatives de son successeur d’effacer son nom, comme le firent pour Akhénaton les prêtres restés fidèles au culte d’Amon, aucun doute ne subsiste : Hatshepsout fut une femme exceptionnelle, intelligente, rusée, ambitieuse, qui s’était arrogé le pouvoir suprême, celui des mâles. Un modèle pour le sexe prétendu faible du XXIe siècle. Et, comme l’histoire est pleine d’imprévus, la tuerie de novembre 1997 sur le parvis de son temple a rappelé son existence et dépoussiéré l’Histoire.
“Ce sanglant épisode est dramatique pour nous, les Égyptiens,” confesse Fawzia Assaad, ex-professeure de philosophie et auteure d’une étude très fouillée sur la seule femme montée sur le trône des pharaons. “Il est d’autant plus incompréhensible que le règne d’Hatshepsout a apporté la paix, la renaissance économique, l’esthétique. Pourquoi les islamistes ont-ils tué devant ce temple-là, justement ?” Il n’y pas de hasard.
Brillante et raffinée
Le désir de paix engendre-t-il guerres et jalousies ? Le règne d’Hatshepsout au corps androgyne pourrait le laisser croire. À sa disparition, son successeur Thoutmosis III mettra un acharnement à gommer les traces de la rivale, brisant ses statues et martelant son nom. “On pense même que Ramsès II a défiguré les bas-reliefs qui la représentent enfant sur les murs de son temple, lui apposant une verge, pour que personne ne soupçonne l’existence d’une femme pharaon”, précise Fawzia Assaad.
Mais des traces demeurent. L’historien Manéthon (484-424 av. J.C.) relève une anomalie dans les calculs des tables où sont répertoriés les pharaons, en découvrant qu’il en manque un ! En 1828, Champollion déchiffre son nom. Hatshepsout reprend sa place parmi les siens !
Elle règne probablement entre 1505 et 1484, affermissant la XVIIIe dynastie. Bien qu’elle se réclame d’essence divine — le dieu Amon se serait uni à sa mère pour l’engendrer —, elle est la fille de Thoutmosis Ier. Son père l’a préparée à monter sur le trône. Elle va donc régner, et pour légitimer sa prise de pouvoir, elle a recours aux mythes, chers aux Égyptiens anciens.
Avec Thoutmosis II, dont elle est la sœur et l’épouse, c’est elle qui tient les rênes du pays. L’époux insipide disparaît après quelques années, les mauvaises langues accuseront la pharaonne de l’avoir fait assassiner, mais l’examen de sa momie montre une maladie de la peau. Déjà très indépendante, cette féministe avant l’heure refuse de se remarier. Elle occupe le trône, qu’elle partage ensuite — un peu — avec Thoutmosis III, son neveu, fils d’une concubine. Néanmoins, Hatshepsout ne se gêne pas pour rappeler son ascendance divine et donc son plein droit au titre suprême. Dans les faits, elle se place au-dessus de son corégent, les représentations de l’époque qui ont échappé à la destruction le prouvent. Elle est parfaitement consciente du rôle politique qu’elle assume royalement. Autant de blessures pour l’orgueil mâle de Thoutmosis, car “traditionnellement, Pharaon se présente accompagné d’une grande épouse royale, et ce rôle est demeuré vacant tout au long de la corégence”, écrit dans son livre Fawzia Assaad. Hatshepsout s’en moque : par le subterfuge de l’art et de l’interprétation de la mythologie, qu’elle maîtrise à la perfection, elle joue sur “les deux pôles du pouvoir pharaonique, dieu et déesse, féminin et masculin”. Les sculptures la montrent néanmoins plus androgyne que réellement masculine. Certes, les seins apparaissent et elle s’octroie des attributs masculins, telle la barbe postiche. Le visage, lui, est empreint de délicatesse et de grâce féminine. Elle ne se renie pas en tant que femme. Elle aura deux filles.
L’art et l’armée
Pharaon, elle est cheffe des armées. Or, les historiens la disent incapable de mener à bien ce métier-là. Pourtant, elle se fait représenter en Horus vainqueur de ses ennemis. C’est symbolique. Il est évident qu’elle n’a pas l’âme guerrière. Par contre, elle restaure les monuments, elle en élève, elle fait ériger des statues, elle enrichit les autels. Elle relève le niveau économique du pays. Son sens de l’esthétique n’a pas de limites. Instruite, elle fait écrire son histoire sur les murs de son temple. Et surtout, elle confie au génial Senenmout, l’architecte, son ami et confident — sans doute son amant — la direction du chantier de Deir el-Bahari, un temple unique, grandiose, qui apparaît trois millénaires et demi plus tard comme une œuvre moderne et hors du temps.
Hatshepsout rêve d’élever sa fille Neferouré au rang de Pharaon. Elle en confie la tutelle à Senenmout, toujours présent à ses côtés. Mais tandis qu’elle mène un règne pacifique, artistique à l’intérieur, commercial à l’extérieur, Thoutmosis III guerroie. L’Égypte étend ses frontières, le clergé apprécie l’impérialisme, et plus encore le sang de l’ennemi qui coule. Sa volonté de paix est-elle le talon d’Achille de la pharaonne ? Est-ce la raison de son déclin ? Nul ne sait comment elle a fini, elle disparaît mystérieusement. Le massacre de sa mémoire, de son nom, de son œuvre ajoutent encore à l’énigme. Il a fallu attendre 1903 pour qu’Howard Carter (qui a découvert la tombe de Toutankhamon) ouvre à Deir-el-Bahari un modeste tombeau, où reposent deux momies privées du moindre décorum. Il faudra plus d’un siècle autour de recherches rocambolesques, pour que la preuve soit faite : il s’agit bien de la momie d’Hatshepsout, morte d’une infection et d’un cancer des os. Et aujourd’hui, les encyclopédies minimisent toujours sa participation à l’histoire ; même la très savante Encycopaedia Universalis lui consacre trois ou quatre lignes ! Ses proches ont subi un sort identique, principalement Senenmout, l’ami fidèle.
Ainsi, de tout temps et sous toutes les latitudes, maudites sont les femmes qui s’élèvent au rang social des hommes. Mais Hatshepsout a défié le temps. Elle a rejoint le Gotha des immortels.
Fawzi Assaad : Hatshepsout femme pharaon, biographie, Geuthner Ed., Paris, 2000, 206 p.
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