
L’avant et l’après
Nastassja Martin est anthropologue, spécialiste des populations arctiques. Le 25 août 2015, au Kamtchaka, alors qu’elle est partie marcher en solitaire dans les montagnes où plus aucune flore ne pousse, elle se retrouve nez à museau avec un ours. La rencontre improbable de ces deux super prédateurs ne peut s’inscrire que dans le sang, car ni l’un ni l’autre, trop surpris, ne songe à fuir. Les griffes de l’ours lacèrent une jambe, tandis que sa gueule broie la moitié du visage de la femme. À l’aide de son piolet, elle blesse la bête qui prend la fuite. Les secours viendront, des heures plus tard. Transportée par hélicoptère vers un hôpital qui vit encore à l’heure de l’ère soviétique, elle affronte la souffrance, les questions sans réponse, les opérations, l’impatience de retrouver la liberté, elle qui est attachée à un lit d’hôpital d’une chambre évoquant le goulag. Elle ne doit pas bouger, ainsi en a décidé une équipe médicale, ravie de soigner cette étrangère miraculée.
Selon les légendes et les croyances de la région, elle est devenue une miedka – personne marquée par l’ours, quand elle survit à une attaque. Pour les autochtones, cette personne vit désormais entre deux mondes, celui de l’ours et celui des humains. Une position inconfortable, qui éveille la méfiance, sauf de la part du clan de Daria, une Evène qui a rejoint la forêt après la chute de l’Empire soviétique, retrouvant son statut de chasseur-cueilleur. Daria la sage a « adopté » Nastassja, qui vit avec et comme la famille, quand elle mène ses études de terrain. Les deux femmes partagent une complicité unique, bien au-delà de leurs différences d’âge et de culture.
Après le temps d’une apparente guérison, l’auteure rentre en France pour être soignée à Paris. Sa bouche devient alors le champ de bataille des spécialistes de la reconstruction faciale. Encore des opérations en vue. Et supporter le regard des autres, leur empathie, leurs mots maladroits. Elle sait qu’elle doit repartir au pays de l’ours, pour tenter de pacifier ses humeurs et accepter sa nouvelle réalité. Le combat est aussi psychologique que physique. Son aventure, si douloureuse fût-elle, a provoqué une fissure dans son être profond. Elle n’est plus l’anthropologue qu’elle était, concentrée sur ses études des populations arctiques. Quelque chose s’est brisé, son âme peut-être, qui aurait évolué vers autre chose, qu’elle ne parvient pas à cerner.
En retrouvant le clan de Daria au Kamtchaka, Nastassja Martin va chercher à comprendre : entre les mythes dans lesquels sont plongés ses amis et la réalité de l’Occidentale qu’elle est, les résonances et un système de significations dans lesquels elle s’englue, trouver sa voie tient du défi. Jusqu’à ce jour du printemps, jour de l’abattage des rennes, auquel elle assiste, qui agit sur elle comme un électrochoc. Le sang qui inonde la neige par torrents, les animaux éviscérés, les têtes tranchées, voir le fils de Daria, son ami, projeté avec rage dans le massacre, lui arrache des vomissements et impose deux questions : quel est le sens de toute cette violence, et elle, pourquoi désirait-elle absolument être confrontée à un ours ? Car elle sait désormais qu’elle voulait cette féroce rencontre.
Sur la voie de la guérison mentale, elle quitte le clan, Daria lui confie qu’elle l’attendra, dans sa culture, on attend toujours. Nastassja Martin, elle, se remettra à écrire, chez elle, en France.
Ce curieux récit autobiographique raconte avec une simplicité crue les mœurs et les habitudes d’une population lointaine très isolée. Par moments, les propos philosophiques et les questions répétées de l’auteure à elle-même sont lassants. Certes, il ne doit pas être facile de retrouver une vie normale après une telle rencontre : il y a bel et bien un avant et un après, comme pour tous les êtres qui ont traversé une épreuve, dont la mort semblait la seule issue. L’écriture incisive, les instants de rêverie dans une nature impitoyable, l’amitié, les observations de cet autre monde, font de ce livre une sorte d’OVNI dans l’univers littéraire.
Nastassja Martin : Croire aux fauves, récit, Ed. Verticales, Paris, 2023, 152 p.
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