eugénisme culturel de la société sélective

les pieds dans le tapis

L’eugénisme, selon la définition du dictionnaire.

Ensemble des recherches (biologiques, génétiques) et des pratiques (morales, sociales) qui ont pour but de déterminer les conditions les plus favorables à la procréation de sujets sains et, par là même, d’améliorer la race humaine.

Les trésors de la langue française

Le terme fut inventé par le cousin de Charles Darwin, Francis Galton, un scientifique dont les travaux participèrent à l’émergence de la mouvance eugéniste. Bardés du sérieux scientifique et médical, les adeptes de cette théorie militèrent pour une politique d’éradication des caractères jugés handicapants, et à l’inverse, de favoriser les traits jugés bénéfiques. Ils influencèrent les programmes de stérilisation contrainte, les législations sur le mariage et sur les mesures de restriction ou de promotion selon le type d’immigration. Elles trouvèrent une forme d’apogée, entre autres, dans l’Allemagne nauséabonde du début du 20e siècle.

La question qui est abordée ici, est de savoir si nous pouvons tirer des liens ou des comparaisons entre l’eugénisme et la pratique sélective dans le milieu culturel, soit l’éradication de l’artistique déclaré défaillant et la mise en avant d’un artistique jugé bénéfique.

Autrement dit, la sélectivité autorisée, programmateurs, prescripteurs, subventionneurs n’est-elle pas une perversion similaire à celle que Galton a engendrée en interprétant les travaux de son illustre cousin ?

Si Darwin ouvrait l’hypothèse d’une modification lente et passive par la sélection naturelle, l’adaptation au milieu et à des conditions données, les adeptes de Galton initièrent l’intervention de l’homme, le technicien, égal ou au-dessus de Dieu, afin de générer « l’humain idéal ».

Les experts en arts agissent-ils avec la même certitude de disposer du pouvoir d’améliorer artificiellement « la race artistique » ou ne devraient-ils pas mieux, laisser le public, avec sa masse et sa lenteur, déterminer ce qui aura une place naturelle en temps, en espace et en époque ?

Commençons par poser une autre question – la société sélective l’est-elle par nature ou par construction ?

Admettons qu’elle soit constituée de ces deux variantes, autrement dit, une part de Darwin sur laquelle se greffe une part de Galton. La justesse d’une société dépendra de l’équilibre entre ces deux pôles. Mais il apparaît que la seconde (Galton) nécessite la spécialisation des intervenants – soit des techniciens spécifiques : les experts (des Deus ex machina – des dieux intervenant à l’aide d’une machine, c’est-à-dire à l’aide d’une construction artificielle). 

Le problème usuel des experts est leur implication. Ils sont immergés dans ce qu’ils évaluent et sont soumis à la crainte de voir leur intelligence diminuée par un de leur jugement défaillant. Ils nagent dans les eaux de l’entre-soi, voire parfois se nourrissent sur le biotope qu’ils jaugent. Groupe uniforme, disposant d’habitus similaires, ils font corps dans tous les sens du terme, se confortent entre eux du bien-fondé de leurs décisions et construisent, sans forcément s’en rendre compte, une « science » (machine) déterminant la valeur des œuvres.

À partir de ce point, l’arbitraire est validé par de « l’autonotoriété » et des certitudes quasiment scientifiques. En bon technicien, ils sont maîtres de leur machine.

L’œuvre n’est plus examinée en fonction d’un émotionnel « animal ou instinctif » (naturel), mais en regard d’une connaissance et d’une supériorité intellectuelle. Face au risque de voir leur savoir diminué par des variances imprévues, une sécurité s’établit avec le verrouillage d’une conformité commune, certes parfois changeante selon les modes, mais toujours consensuelle. Une forme d’intelligence présupposée habite alors les experts. Cet état les investit de la mission de transmission de leur savoir. La masse doit être éduquée à la « culture validée », ils se transforment alors en gardiens et en médiateurs. D’un côté, ils sont le pouvoir, de l’autre, la pédagogie.

Dans un système marchand à outrance tel que le nôtre, le meilleur point de contrôle est l’économie (la médiation n’est que l’alibi visant à donner l’illusion de l’humanité dans les décisions). Soit se positionner à l’endroit où l’on peut empêcher ou favoriser – empêcher ou favoriser : processus similaire aux eugénistes visant à réguler la « race humaine ».

Lorsqu’est remise en question la valeur de l’expertise, donc de la propriété exclusive sur la qualité artistique, avec le risque d’un renversement de la position dominante des experts, la réaction du système est obligatoirement violente. Malheur à ceux qui n’entendent pas suivre les voies de la doxa des élites. La punition économique est immédiate et s’appuie sournoisement sur des règles prétendument communes. Les réfractaires disparaissent dans l’anonymat et se trouvent réduit à végéter dans une sorte de ténèbres softs.

Quand les experts sont confrontés à des dangers plus sournois, par exemple l’émergence d’une culture alternative ou nouvelle, la remise en équilibre nécessite un lent travail de phagocytage, ou plus précisément, un processus de corruption. Les audacieux « renverseurs de tables », dans le cas où ils représentent un réel danger, se voient offrir l’opportunité d’accéder au confort et à la reconnaissance. Mais tout échange à un prix, souvent cela passe par la soumission à la conformité, fût-elle renouvelée.

Dans l’ensemble de ces actions de régulation, le public est ignoré. Son avis ne compte pas ou peu, mais quel est le public ?

Il serait intéressant de disposer d’une étude sociologique présentant les classes sociales des utilisateurs de culture et peut être qu’une réponse se trouve dans le travail de Pierre Bourdieu ou de ses confrères et consœurs.

Pour ma part, je n’ai pas connaissance d’une telle enquête rendant visible la « sociologie du public artistique » concernant le territoire sur lequel j’habite. Aussi, je ne peux que me fier à mes impressions et constater, par exemple que dans les théâtres, demeure la réplication constante des formes de parlers, des habits, des élégances, des parfums et des visages. Assurément, dans l’habituel des représentations, un nombre régulier et limité à une minorité de citoyens, aux habitus identiques, participe à cette exposition sociale.

À l’exception de rares aberrations, la scène reste le miroir de ce qu’ils sont et les conforte sur leur position dans la société – des êtres éduqués, s’estimant non innocents (non naïfs, donc supérieurs au commun des mortels) et confortés dans leur intelligence commune.

Les ruptures et les outrances (les aberrations artistiques) agissent en repoussoir, ou si elles sont acceptées, le plus souvent dans un espace restreint, permettent de valider l’existence d’une ouverture d’esprit de la classe « savante ». Ces dérapages sont cantonnés régulièrement à des expérimentations sans suite où ils peuvent être observés et analysés avec une supériorité condescendante. Dans un autre cas de figure, si elles s’inscrivent dans un état d’abstraction tel, que le commentaire existe uniquement sur une interprétation de ce que révèlerait un concept abscon et incompréhensible, le miracle se produit. Le commentaire domine l’œuvre et l’intelligence du commentateur s’en trouve renforcée. À cette condition, l’œuvre peut être reconnue, car elle a acquis une conformité intellectuelle.

Dans cet environnement, l’institution, principal moteur de la diffusion, consolide la supériorité et la propriété de l’artistique sans risque, sans vague, sans remous, abstrait, parfois transgressif, jamais subversif.

Le public favorisé dispose de l’accès à cette nourriture, mais le public restant, vraisemblablement la majorité des citoyens, est-il exclu de l’art ?

On peut remarquer que ses désirs, souvent considérés comme mineurs, marchands et populaires, ne sont que petitement pris en compte par les structures de subventionnement. On leur laisse une place modeste en espérant qu’ils ne dérangent pas trop. Ce n’est que du divertissement, après tout…

Nous avons vu récemment une fonctionnaire culturelle prétendre que la quantité de spectateurs concernés n’avait pas d’importance. C’est un argument amusant dans une république où, à l’origine, une voix est une voix, et dont seule l’addition majoritaire déterminerait l’action de l’État. De là à penser que la notion démocratique de base n’est plus considérée comme importante par une partie des experts, je franchis le pas sans grand risque de me prendre les pieds dans le tapis.

On peut supposer qu’une étude coût-spectateurs révélerait la disparité abyssale de traitement entre l’art institutionnel et l’aumône faite à l’art populaire (ou singulier) accessible à tous.

Certes, on peut considérer que les romans de Barbara Cartland ont moins de poésie que le théâtre de William Shakespeare, mais force est de constater que l’une et l’autre parlent de l’amour, des trahisons et des désirs. Autrement dit, une manière de se découvrir dans le reflet fictif et de construire sa relation avec ses voisins grâce à ces expériences factices.

À défaut de la connaissance d’une terminologie plus précise ou plus complète, il apparaît que la notion d’eugénisme culturel est praticable pour tenter d’éclairer les disparités et la violence pratiquées par, et au bénéfice, d’une minorité instruite, sûre d’elle-même. Violence s’exerçant contre les propositions artistiques singulières, mais surtout contre la majorité des citoyens dont l’intelligence est minorée.

C’est bien une politique d’éradication des caractères jugés handicapants (ou diminués) et à l’inverse, de favorisation des traits jugés bénéfiques.

L’eugénisme culturel serait une réalité, en conséquence, la question devient totalement politique.

Mais, que faire de cette hypothèse iconoclaste ?

2 commentaires

  1. Les rouages de la machine culturelle sont bien mis en évidence ; je me pose cependant quelque questions, centrées sur la qualité de ce que cette machine « cultive ». Dans tous les domaines, cette qualité semble avoir atteint son nadir au cours de ces cinquante dernières années: les produits artistiques soutenus, financés et promus par les fonctionnaires et le marché sont à l’art ce qu’un McDo est à la gastronomie. Dès lors, nous sommes en droit de nous demander si cette machine n’est rien de plus qu’un rouleau compresseur dont le but n’est autre que de bien aplatir le goudron et de faire en sorte qu’il n’y ait plus la moindre faille d’où pourrait germer quoi que ce soit. Parler d’eugénisme culturel, aussi atroce que soit le concept, est presque trop flatteur, il s’agit en effet bien d’un kakogénisme systématique, destiné à éviter que ces fonctionnaires et ces marchands -si occupés à déveloper leur carrière, ne se retrouvent confrontés à des oeuvres qui les dépassent.

    1. Cher Grégoire Müller,

      Merci de votre intervention qui sera transmise, il va sans dire, au Deuxième Divagateur.

      Nous verrons s’il réagira à vos commentaires, ce dont je suis curieux.

      Toutefois en tant que responsable éditorial de la page des divagateurs, je me permets de préciser deux de vos termes utilisés afin de garantir une compréhension plus large.

      A l’aide du dictionnaire – Les trésors de la langue française (LTLF)

      Nadir
      Point de la sphère céleste opposé au zénith, qui se trouve sur la verticale de l’observateur.

      citation
      Vous connaissez l’astronomie. Vous savez où est votre zénith, votre nadir. Moi je les confonds (Giraudoux,Amphitr.,1929, ii, 6, p.142).

      kakogénisme (absent du LTLF)
      Je n’ai trouvé que 5 occurrences avec la recherche Google… Mais si j’ai bien compris la teneur des articles consultés, c’est de l’eugénisme inversé, soit la favorisation des traits négatifs.

      Cher Grégoire, n’hésitez-pas à augmenter notre connaissance à l’aide d’un commentaire.

      Cordialement

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