monde possible et monde impossible

à quoi sert la loi

La première fonction du travail des humains répond à la nécessité de maintenir l’état de vie, de garantir le « monde possible ».

Afin d’augmenter ses chances de survie, l’humain crée de la familiarité à l’aide de lignes claires, de géométries dominées, de règles. Il ordonne la nature et les comportements, rend son environnement familier. Le bien de consommation usuelle devient durablement accessible et la stabilité encourage un confort qui prolonge l’état de vie.

L’inverse du « monde possible » n’est pas le monde impossible. C’est un état qu’il faudrait le qualifier de monde « apossible ». Soit le concept du « en dehors », c’est-à-dire l’endroit où la possibilité n’existe pas parce qu’elle n’est pas imaginée.

L’impossible contient en creux l’existence du possible puisque la contradiction est nommée, voire définie. Tracer les contours d’une chose impossible, c’est lui donner une perspective d’existence, la rendre possible malgré soi.

Le monde impossible serait l’enjeu des créateurs et des politiciens progressistes.

L’œuvre, le fruit d’un labeur hors de la nécessité vitale, est une projection vers le monde impossible. Dans cette hypothèse, il n’est pas étonnant que l’usage dominant du sens de l’œuvre ait migré depuis un travail artisanal (fabrication des objets d’usage) vers le travail artistique. Cette appropriation est primordiale dans la valorisation de la production de « l’inutile » en sublimant, par exemple, la beauté de l’objet d’usage – joindre de l’agréable à l’utile.

L’humain politique exécutant oscille entre une position de créateur doublé d’un stratège espérant rendre possible dans le futur ce qui est impossible dans le présent et un penchant conservateur verrouillant les acquis afin de garantir la stabilité ou la cohérence de l’état. En république, le citoyen politique tranche entre ces deux forces.

L’objet d’usage, une table, par exemple, peut être un plateau de bois et quatre pieds, mais devenir une « œuvre d’usage » grâce à l’approche artistique. On ne mange ni moins bien ni mieux sur une table ouvragée, mais différemment. Cette différence serait « le beau ». La fonction de l’objet d’usage, être en familiarité avec le monde, se nourrit d’un état supplémentaire et d’une perception immatérielle. C’est un entre-deux contenant dans son unicité le possible et l’impossible.  

Dans le champ du récit et de l’abstraction, l’œuvre n’a pas d’usage vital, mais participe à la modification du monde par la génération de dissensus et de différences – d’émotions et de beauté. Il en résulte un déséquilibre insoluble, déséquilibre renforçant la sensation du « beau ». L’art n’est donc pas politique parce qu’il serait partisan, l’art est politique parce qu’il génère du déséquilibre.

Cet état « politique », le déséquilibre, n‘est pas étranger à la nature, rythmée dans la régularité des saisons (la cohérence répétitive). Elle exclut la réplication des géométries linéaires et installe des variances chaotiques. La forêt la plus ordonnée ne sera jamais pareille à sa semblable située de l’autre côté de la vallée. La nature est par essence politique, une stabilité qui ne cesse de remettre en cause les familiarités.

Considérons que la politique primordiale a été, avant celle qui organisa la cité, un état naturel à la vie. Parfois un équilibre d’une extrême violence garantissant la survie des mieux dotés, d’autres fois un havre de collaborations afin de maintenir des organisations de partages ou des osmoses entre les espèces. Cet ensemble restant profondément organique et aléatoire se trouvait en difficulté permanente d’équilibre – le déséquilibre est peut-être le générateur de « l’absolue beauté » ?

Dans un temps intermédiaire, la politique humaine, héritière de la politique organique, déjà en partie familiarisée, alimentait ses vertiges grâce à la présence physique des protagonistes dans l’assemblée. Protagonistes stimulés par les affects et la certitude que les décisions engageaient la survie de chacun.

Tous étant potentiellement des soldats, la déclaration de guerre à un voisin impliquait leur existence et celles des proches. Dès la création de règles régissant la pratique politique, c’est-à-dire la réduction de la substance des affects, est apparue la spécialisation. Le décideur n’était plus obligatoirement concerné par les faits d’armes et se trouvait en possibilité de déléguer les risques tout en conservant une fonction d’expertise.

L’expertise est une méthode où l’affect est illusoirement substitué par le rationnel et dont la fonction est de garantir la justesse des décisions. Dans les faits, la domination, les erreurs et la violence restent similaires à celles des temps primordiaux (l’état naturel), mais sont mâtinées par des valeurs civilisationnelles masquant le caractère absolu, arbitraire et dangereux de la domination de l’un sur l’autre.

L’état actuel de la politique est figé et écrasé par le poids d’une bureaucratie réglementaire qui donne l’illusion de l’humanisme et feint de préserver la diversité des opinions. La différence entre la politique « état naturel » avec la politique « état de la cité » est déterminée par la familiarisation, manière comme une autre de produire de la conformité.

Faire œuvre en époque moderne, c’est réintroduire de la vie dans la familiarité. Mettre de la vie dans la politique est dangereux, à la fois pour le dominant politique ou pour l’artisan de l’œuvre provoquant ce déséquilibre.

Pour le premier, c’est la représentation de ses traits de caractère ou de ses usages défendant sa cohérence de manière parfois injuste et arbitraire.

Pour l’artiste, c’est le danger qu’entraîne l’action de mordre la main nourrissante avec le risque d’en subir les conséquences.

La coercition immanente, simple menace ou réelle, est l’un des outils de régulation et de conservation. Les artistes sont enjoints à se soumettre, le plus souvent économiquement, à une conformité définie par le dominant. Cette conformité devient le régulateur des naturelles incitations aux déséquilibres. Un régulateur muni idéalement d’une soupape laissant échapper librement quelques vapeurs de transgression, mais verrouillant impitoyablement la subversion.

Dans un schéma de conservation, l’art actuel ne peut pas être subversif. La diplomatie gouvernante se définissant comme libérale et démocratique ne peut pas pratiquer le contrôle ouvertement. Pour pallier cette ambiguïté, le transgressif (le mordillement) est toléré, voire encensé, puisque d’un danger limité – la vapeur des soupapes reste brûlante, mais sa quantité homéopathique ne provoque pas de déséquilibre significatif. De surcroit, les brumes artificielles se révèlent être un moyen très efficace de diversion.

L’homo politicus qui cherche la cohérence, stabilisation et familiarité, use de la bureaucratie et augmente la densité des lois. Au départ, son action apparaît comme sensée, mais le résultat ressemble à ces fleuves endigués où pourrissent de nombreux bras morts exhalant des effluves artificiels. L’immobilité devient mortifère et ne saura contenir les crues à venir. 

La mutation d’une action politique conservatrice vers un horizon progressiste nécessite l’acceptation de l’impossible probable. La politique ne s’inscrit plus dans le réel, mais dans l’imaginaire. La politique devient une poésie qui terrasse le rationnel. Cette rupture est engendrée, entretenue par un homo faber considérant l’œuvre comme supérieure à la conformité. Les règles se démembrent provisoirement – on devine qu’elles se reformeront rapidement – et l’avenir devient différent.

L’homo politicus en rupture devient le théoricien d’un impossible et construit de l’abstraction, en ça il acquiert des compétences « d’artiste » et les rivières retrouvent leur fluidité.

Cet audacieux pose la possibilité de l’impossible probable.

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