l’origine – fragments

devenir machine

Attaché à comprendre les évolutions de l’activité culturelle, j’observe sur la durée la modification des usages dans le territoire où je demeure. La vision chronologique permet d’éclairer une zone plus large, de définir des points d’origine, de tracer une carte et de rendre perceptible le cap imposé. Les événements, s’ils sont traités de manière isolée, conservent toujours des angles morts masquant leur finalité. Regarder le passé, c’est nourrir le présent. De surcroit, explorer l’ensemble du paysage permet de construire une réflexion nécessaire fortifiant les prises de position et les analyses.

Dans les âges premiers de mes souvenirs, les pratiques politiques découlaient de la vieille conception républicaine, soit l’action publique dépendant d’une catégorie de « patriciens » anoblis par l’onction populaire du vote. Ils s’évertuaient à respecter les devoirs et les responsabilités liés à la fonction. Outrageusement paternalistes, ils diluaient leur autoritarisme en se conformant maladivement au respect de l’éthique. Les affaires politiques demandaient encore l’art de l’exposition des convictions ornementées avec la défense d’un projet idéologique. Plus tard, résultant de la domination du marché et de l’affirmation de « la fin de l’histoire », les discours ne cherchaient plus à convaincre, mais à conquérir des parts et s’adapter à l’électeur-consommateur. L’idéologie était subrepticement substituée par le sondage.

La première rupture fut initiée par des ministres aux conceptions néo-libérales affirmées. Avec eux, les règles organiques de l’État se sont délitées, les fonctionnaires ont été sommés d’ingérer les méthodes du management et les services se sont métamorphosés en secteur ou division d’entreprise. Grâce à la traque des coûts, la rationalisation s’insérait dans l’appareil public aussi vite que l’informatique s’installait dans les bureaux. Dans tous les domaines, le visible fut calculé, alors que se déquantifiait l’invisible. L’inutile fut dévalorisé, comme par exemple l’individu présent et réel dont la lenteur et les défauts nuisent à la vélocité des processus. L’être imparfait fut remplacé, entre autres, par un robot de discussion (agent conversationnel ou chatbot).

Dans le domaine culturel, des plates-formes informatisées furent mises en place afin d’améliorer le tri des projets artistiques. Peu s’inquiétèrent de ce changement de paradigme qui contraignait la création à une mise en conformité, à une manière de penser « machine », soit de respecter le cadastre mécanique des questions et du nombre de caractères disponibles – Victor Hugo n’eut certainement pas réussi à faire avaler le contenu social, politique et philosophique des Misérables à l’un de ces si étroits ventres numériques actuels. Dans le cas où, ce même Victor, eut dû faire valider son projet par l’un de ces organismes, l’hypothèse probable serait que son œuvre n’eut pu exister en littérature.

De telles pratiques entraînent une forme de déshumanisation des utilisateurs, qu’ils soient les soumissionnaires ou les examinateurs. L’artiste devient un dossier respectant des logiques algorithmiques et l’expert se rassure au travers d’un faisceau de règles le délestant de sa responsabilité et renforçant la banalité de sa décision.

Ces procédés sont mortifères, inacceptables et inavouables.

Le moyen le plus simple de masquer l’incurie « mécaniste » de ces nouveaux technocrates est la communication. Cela commence avec l’établissement de présupposés donnant chair à la justesse affirmée de la procédure de tri, par exemple : il y a trop d’artistes et il faut bien faire des choix ; l’expertise garantit la qualité ; seuls les artistes formés professionnellement sont de vrais artistes ; l’artiste doit être reconnu par ses pairs ; etc.

Dans le réel, le sculpteur Rodin fut recalé trois fois par les Beaux-arts, mais les œuvres de ce cancre majeur de la sculpture éclipsent les travaux les plus aboutis des diplômés officiels.

L’art est une canaille qu’il ne faut pas emprisonner dans un cadre, fut-il doré.

Dans la propagande des réussites, artistes embarqués « embedded (1) », programmateurs et politiques agissent de concert, souvent avec une duplicité de malfaiteurs. Ils expliquent aux différents publics, solliciteurs ou électeurs que le rayonnement est le fruit du mérite, qu’il est l’apanage de ceux qui savent tutoyer le génie et renouveler les arts. Dans cette situation, des facteurs tels que les montants publicitaires, la conformité édulcorée et légèrement transgressive des œuvres, la bonne naissance, la bonne entente en réseau et l’appartenance à l’entre-soi ne sont jamais évoqués, comme s’il s’agissait de gros mots dont l’usage révélerait la mauvaise éducation de celui qui les profère. Le bourgeois aime se comporter en tant que tel, mais ne supporte pas d’être défini en tant que bourgeois.

De cette schizophrénie émergent une cécité volontaire et la certitude de disposer d’une intelligence supérieure aux « inculturés », autrement dit : les consommateurs d’art populaire – frange de la population largement ignorée lors de la prise de décision. Cette condescendance implique de ne pas tenir compte des créations réellement transgressives, de se référer aux lignes fixées par les processus d’expertises et de considérer comme seuls éléments artistiques remarquables les fabrications ou prescriptions issues du choix des compétents (experts « autonormés »). 

Voici quelques-uns des facteurs, quelles que soient les places occupées par les protagonistes sur l’échiquier, œuvrant à une standardisation autorisant à « devenir machine ».

(1) Analogie avec la pratique des journalistes « embarqués » dans les unités militaires afin de couvrir les opérations lors d’une guerre – nombre de personnes ou d’associations ont signalé des dérives majeures nuisant à la véracité, à la transmission et à l’éthique de l’information.

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