réseaux

victoires dérisoires

L’araignée
Tisse sa toile
Pour dévorer
Ses proies
Et le funambule
Du haut de son fil tendu
Avance pas-à-pas
Sans filet

AZ

« Sans casseurs, pas de 20h ! » Pieds nus, avec un bâton pour seule possession, Diogène n’a pas placé la jarre dans laquelle il dormait en un endroit isolé de tous ; il s’est positionné au centre d’Athènes, à un carrefour très fréquenté d’où il pouvait invectiver les passants quand cela lui semblait bon. Autrement dit, pour se faire entendre, il a toujours été nécessaire de parvenir à secouer la foule.

Même si dans de rares cas, la solitude peut être un choix, quand elle est subie, elle est vécue comme une damnation. Cela a pu être constaté avec la pandémie et les mesures de confinement qui ont généré des vagues de protestation et provoqué de graves traumatismes psychologiques.

Les causes sont multiples, fragmentation des familles, délocalisations, effritement des institutions… Mais le fait est là : la solitude est un des pires maux de ce siècle. Elle n’affecte pas que psychologiquement, elle incapacite directement les gens ; elle les prive d’impact sur la société et réduit leurs opportunités de trouver un emploi rémunéré. Sortir de sa solitude est devenu une urgence pour la grande majorité.

Au niveau économique, tout passe à travers des réseaux. Le phénomène des influenceurs, ces personnes qui se font des fortunes éclairs basées sur les avalanches de clics qu’ils déclenchent sur le Net en sont la preuve par l’absurde.

Par l’absurde ? Oui, pour principalement deux raisons. L’obscénité des sommes d’abord, en regard du peu d’investissement personnel, mais surtout à cause de la nature même de ces réseaux qui sont avant tout virtuels, fragiles et désincarnés.

L’addiction massive, globale, à de tels réseaux a quelque chose de pathétique : le leurre d’une fuite en avant qui ne pansera jamais les plaies de la solitude. Au contraire, elle ne fait que séparer les individus ; dans les endroits où les gens se retrouvent rassemblés, nous avons tous pu le constater, la communication entre personnes se fait de plus en plus rare, alors que toute l’attention se concentre sur les petits écrans.

Dépendance est un autre mot pour addiction, on le sait ; et dépendre est une manière de remettre son destin entre les mains d’une autre entité. Ici, une entité abstraite, algorithmique, sur laquelle nous n’avons aucun contrôle, et qui de plus, ne résisterait pas à la première défaillance sérieuse (souhaitable ?) de l’infrastructure technologique.

Le besoin de se regrouper dans le cadre de la vie quotidienne est une réaction beaucoup plus saine. Renforcer les liens de voisinage, créer des structures d’échanges et d’accueil, tisser des réseaux à l’échelle humaine ; autour d’intérêts, de goûts et de convictions partagées. Il est encore trop tôt pour le dire, mais il n’est pas impossible que nous assistions à une renaissance de ce type d’activités.

Le paradigme de la ZAD – ces zones à défendre, est révélateur de cette aspiration à une non-dépendance. Au-delà de la cause écologique dont ils sont de vaillants défenseurs, ces regroupements aspirent à une autonomie radicale ; des modes de vie basés sur des structures sociales différentes, des valeurs différentes. Plus que louables à titre d’expérience, ils se heurtent pourtant à deux réalités. L’impossibilité de se couper entièrement du système en place au niveau économique, administratif et sanitaire, et d’autre part les risques d’un isolement qui, passé le premier choc médiatique, les renverrait à l’oubli.

Dans le domaine culturel, les collectifs d’artistes sont une autre manifestation de ce besoin de créer des réseaux ne dépendant plus du système en place. L’aventure de la dernière Documenta, une exposition qui tous les cinq ans rassemble les meilleures œuvres d’art autour de la vision d’un conservateur pour exprimer la zeitgeist du moment, a été jugée catastrophique par les milieux de l’art. Confiée à un collectif d’artistes indonésiens Ruangrupa, qui à son tour a délégué certaines de ses responsabilités à d’autres collectifs, cette exposition phare y aurait perdu tout sens. Cerner une vision du monde en sélectionnant des œuvres révélatrices et remarquables n’est plus à l’ordre du jour : « Make friends, not art ! » en était le nouveau slogan.

La toile, on le sait, a d’emblée été conçue comme un réseau décentralisé, multipolaire. C’est un de ses aspects les plus positifs : reléguer aux oubliettes la notion qu’une civilisation ne se conçoive qu’avec un seul centre même si les prétendants peuvent être multiples, comme Athènes, Rome, Paris ou Londres. C’est cependant oublier un peu vite que cette notion a aussi ses raisons d’être. Reconnu comme tel, le centre non seulement attire les énergies et les êtres d’exception, il constitue aussi un lieu où ces énergies et les contributions de ces génies s’accumulent dans le temps. Un lien direct avec l’Histoire.

Une conception horizontale des réseaux qui nous relient ne suffit pas à combler notre soif de sens, le lien vertical est essentiel. Toute société à travers la diversité des cultures repose sur l’expérience accumulée au travers des générations ; c’est ce qui lui donne sa stabilité. Sans cet ancrage dans le temps plus que dans le lieu, car on le retrouve aussi dans les cultures nomades, la structure sociale tomberait dans l’instabilité permanente.

Le concept de réseau est universel, du niveau de l’atome à celui de la civilisation, en passant par les règnes végétaux et animaux. Un des problèmes de notre époque est d’avoir cru pouvoir le contenir dans un cadre spatio-temporel d’ordre strictement rationnel – scientifique. Ce faisant, nous l’avons servi sur un plateau à l’économie qui s’en sert pour diriger nos vies.

Il est temps de reconsidérer ce modèle et de s’ouvrir à l’idée de réseaux éminemment pluridimensionnels, n’excluant ni l’émotionnel, ni le biologique, ni le spirituel. Il est temps de saisir l’occasion de participer à l’élaboration de nouveaux types de réseaux ; c’est une dernière chance.

À moins que, et ce serait littéralement catastrophique, l’effondrement total de notre système de civilisation ne soit la condition préalable à l’avènement d’une renaissance.

1 commentaire

  1. Je crains que la dernière proposition ne soit la bonne, à moins que la toute jeune génération qui avance en âge (8-14 ans) ne soit trempée dans un autre bois…

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