cultures

victoires dérisoires

Les miroirs du même
Finissent toujours
Par se ternir

AZ

« Bande d’incultes ! ». Cette insulte, le plus souvent, n’est pas adressée directement ; quand elle surgit, c’est à distance, à propos de groupes qui n’en ont rien à faire des canons de la culture dominante. Les connotations sont condescendantes et négatives : ces gens n’ont eu qu’un accès limité à l’éducation, ils n’ont pas eu la chance de grandir dans des familles où les valeurs bourgeoises, la littérature et les arts font partie du décor quotidien. On les plaint et on les craint… Sans même envisager la possibilité inverse : que cette culture dominante se serait sclérosée au point de perdre son attrait et son utilité pour un nombre croissant de personnes.

Les temples du judéo-christianisme, on le sait, sont de plus en plus vides. Les valeurs qu’ils abritaient manquent de fidèles pour les cultiver. Dans les universités, les sciences humaines perdent du terrain et des fonds, sous l’assaut de disciplines plus rentables pour l’économie. Les arts visuels et la musique contemporaine, en mal d’inspiration, cherchent leur nourriture dans des champs, comme le rap ou le graffiti, irrigués le plus souvent par l’énergie de ces bandes d’incultes. Alors, oublions la condescendance !

Le système dont la seule valeur opérante est celle du profit n’a que faire de tels paradoxes. Société de consommation : le terme est inapproprié et trompeur. C’est de culture qu’il s’agit, d’une culture qui, en quelques décennies, est devenue planétaire.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les modèles de référence dans tous les domaines, l’habitat, la santé, la sécurité, le calendrier, l’horaire, la monnaie, les modes de déplacement, les armes de destruction, les chaînes de production, les loisirs, la communication, le sport… Sont les mêmes. Sur toute la planète.

De quoi se poser des questions ?

Il y a certes ici-et-là des poches de résistance, en Amazonie, en Océanie ou dans certaines hautes vallées de l’Himalaya, mais toutes ont été contaminées au contact d’ethnographes, de missionnaires, de journalistes, de médecins et de géologues, quand ce n’est pas de touristes. Il n’y a plus de territoires vierges ; fini, les explorateurs.

L’agriculture est un paradigme approprié : tout le monde sait que la monoculture fragilise et érode les sols, les rendant plus vulnérables aux assauts de toutes sortes de ravageurs et de maladies contaminantes. Sans apports phytopharmaceutiques qui à leur tour tueront quantité d’espèces, ces sols perdraient vite toute fertilité, ils seraient stériles.

Autant la biodiversité est indispensable à la survie des espèces, autant la diversité des cultures est nécessaire à la floraison des idées. L’esprit se nourrit d’échanges, de dialogue avec l’autre sous toutes ses formes ; il ne peut se complaire dans la perpétuation du même.

Instinctivement, nous savons qu’une uniformisation globale de nos rituels culturels, un aplatissement de tout, nous mène inexorablement à une perte d’identité. Et c’est là qu’intervient un dangereux réflexe : celui du repli.

« Culture Wars ». Face à une culture mondialisée qui arbore des signes de faiblesse évidents, la tentation peut être forte de se refermer sur son petit monde, en en amplifiant les particularités. Comme s’il pouvait y avoir, soudain, une profusion de mini-cultures autonomes. Un Leurre. Non seulement nous dépendons tous des mêmes sources de nourritures terrestres, tous liés par des réseaux de production et de consommation incontournables ; nous dépendons aussi, dans le domaine culturel plus que n’importe où, de nos liens avec le passé. Des liens déjà fragilisés qui s’asphyxieraient dans l’espace clos du repli identitaire, sous l’urgence de la peur.

Une fixation obsessive sur le contemporain, héritée de l’angoisse d’être en retard sur le progrès, tend à nous rendre aveugles au fait que les grandes cultures de l’humanité ont toujours reposé sur une accumulation de sagesses anciennes. S’il ne se nourrit pas du passé, le présent n’a pas de futur.

« No Future ! ». On comprend mieux le sentiment des nouvelles générations. L’écologie bien sûr, l’instabilité économique et politique ; mais aussi un appauvrissement culturel : un manque d’idéaux, de modèles, de vision. Où sont les artistes, les poètes… Toutes celles et tous ceux qui avaient encore ce pouvoir, il n’y a pas si longtemps, d’inspirer des générations, de faire réfléchir, penser et rêver ?

Au-delà des causes déjà survolées de cet appauvrissement, il faut se pencher sur les modes de fonctionnement de la culture dans nos sociétés. Un système d’encadrement s’y est progressivement mis en place, fondé sur trois piliers interconnectés : l’économie, l’administration et les médias.

La création artistique a perdu sa gratuité, elle n’est plus qu’une production comme une autre, soumise à la loi de rentabilité. Pour cibler et gérer les projets dignes d’investissement, tout un filtre administratif s’est imposé ; une nouvelle classe de fonctionnaires de la culture passe son temps à trier et à classer les artistes selon des critères qui n’ont plus rien à voir avec le talent, basés sur le CV et le potentiel de rendement, comme pour n’importe quel demandeur ou demandeuse d’emploi. Enfin les médias, trop souvent dépendant financièrement des mêmes investisseurs, dirigent systématiquement le regard et l’oreille du public sur ce qu’il faut voir et entendre, conformément aux lois du marché.

Rien d’étonnant, dans un contexte que symbolise si bien la toile, the net, à ce que les voix de l’authenticité se retrouvent étouffées. « Let me breathe ! ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *