Auteur/autrice : René Gori

  • 10. l’encyclopédie des banalités

    10. l’encyclopédie des banalités

    Sur la table, une lettre que je n’ose ouvrir.

    Mon nom et mon adresse sont tracés avec finesse. Bec de plume, encre de Chine, belles rondes et liées s’élançant avec la majesté d’une missive diplomatique. Qui l’a écrite ?

    Si c’était elle, la femme derrière les clapotis ?

    Je patiente et j’imagine ma précaution. L’enveloppe, un geste précis pour ne rien abîmer, la découverte d’un feuillet plié en deux, quelques mots de tendresse, la proposition d’un rendez-vous.

    Alors l’avenir sera d’une autre couleur.

    Celle que j’attends depuis cette journée où le soleil fut effacé par les bas nuages, lâche son sourire entre les lignes, comme le regard d’une geisha terrasse un amant en traversant les dentelures de l’éventail.

    Pour le moment, le courrier demeure à sa place. Gustave, mon samovar, m’observe avec réprobation. Il redoute l’instant où je laisserai cette inconnue troubler notre vie paisible. Je sais ce qu’il pense. Il craint d’être relégué dans un placard et s’inquiète de mes finances. Il est vrai que mes revenus sont maigres et ne proviennent que d’une seule source. 

    Je suis l’unique rédacteur d’une publication qui recense les banals imprévus de l’Univers. J’ai rédigé des articles à propos des égarements temporels des scarabées extensibles, de certains animaux électriques remontant le courant dans les fils de cuivre et un éloge des parades amoureuses exécutées par les écrevisses du Grand désert libyen. Les exemplaires de cet ouvrage hors du commun sont diffusés par un réseau de librairies et les royalties me sont versées avec régularité.

    N’y tenant plus, j’ouvre la lettre. Elle n’est pas de mon amoureuse, mais justement du directeur de L’Encyclopédie des banalités, mon employeur. C’est à n’y rien comprendre, d’un trait de plume, me voilà licencié.

    dernière parution : Éd. Épuisées (1970) : Traité sur la banalité des choses extraordinaires (épuisé)

    réédition les éditions épuisées collection des 4e de couverture (2024)

  • 9. le lampadaire philosophe et la couleur du ciel

    9. le lampadaire philosophe et la couleur du ciel

    L’amitié liant mon samovar et un lampadaire philosophe demeurant sur le port est incompréhensible. J’ai beau interroger mon récipient domestique entre deux tasses de Lapsang Souchong, jamais il n’apporte de réponse satisfaisante.

    De guerre lasse, j’ai pris mes renseignements ailleurs.

    Ce luminaire est un descendant des lampades, les nymphes accompagnant la déesse Hécate lors de ses virées nocturnes, servantes porteuses de torches dont les éclats enflammés engendrent la démence. Malheur à celui, qui à l’angle d’un carrefour, attarde son regard sur cette antique cohorte. Ce quidam au matin, l’œil hagard, tremble, car, pour la première fois de son existence, le réel du monde a surgi hors de sa boîte.

    Il faut se méfier de toutes les lumières, car elles révèlent, derrière l’obscurité apaisante, ce qui jamais ne devrait se savoir. Les imprudents curieux des « pays-confort » sont des papillons égarés dans les bois d’oliviers sur les côtes de la Grèce. De fugaces lueurs attirent ces écervelés vers le rivage où sommeillent les corps entrelacés des noyés de la nuit.

    Au loin, par delà les vagues, brille la clarté phosphore des incendies barbares, cruauté soulignée par le murmure lancinant des « orages-tambours » et les vapeurs du « brouillard-mensonge ». Les éblouis reviennent les épaules chargées.

    Cette nuit, dans les rues d’Utrecht, sont apparues des affiches électorales affirmant qu’ici, le ciel est plus bleu qu’ailleurs, qu’il est prudent de se méfier des corbeaux migrant depuis les pauvres terres.

    À la vue de ce placardage, l’ampoule du lampadaire philosophe grésille, puis balbutie que le bleu est le ciel, que le ciel n’est à personne et que personne n’est le ciel.

    dernière parution : Éd. Épuisées (1970) : Traité sur l’indifférence sonore entre les ploufs et les ploucs (épuisé)

    réédition les éditions épuisées collection des 4e de couverture (2024)

  • 8. derrière les clapotis, un Grand Cargo

    8. derrière les clapotis, un Grand Cargo

    Ces dernières semaines, j’ai évoqué la jeune fille de l’étranger et le scintillement d’une étoile filante accompagnant le galop de sa fuite. Je m’étais penché sur la solitude du banc où une femme, entraperçue à quelques reprises, désormais ne vient plus. Je me suis agacé de la monotonie des canards traversant les clapotis et exprimé un désir de voyage, un pétillement sous mes semelles donnant l’impression de chevaucher un véloce Escalator.

    Gustave, mon samovar, sait lire plusieurs langues, principalement le turc. Une faculté rare et extraordinaire pour une « fontaine à thé ». Après la lecture de ma collection du Monde diplomatique, voilà qu’il s’attaque à la philosophie et s’interroge sur la banalité de la bureaucratie. De surcroit, il entretient une relation épistolaire avec un lampadaire et me presse d’en faire connaissance.

    Mais je ne souhaite pas m’exposer à la lumière de ce mobilier urbain dont les éclats, parait-il, rendent fou.

    Un homme équilibré reste calfeutré à la maison avec la magie des scarabées extensibles, des giraffas camelopardalis, des amours des demoiselles Wok avec le Prince birman et les nombreuses aventures sommeillant dans mes classeurs.

    Certains esprits rabat-joie considèrent qu’à Utrecht, il n’y a pas de poêles ventriloques, de grand-mères reprisant tous les malheurs de la terre, de gypaètes anxiogènes, de brocanteurs aux entrepôts infinis, de samovar érudit laissant les brumes de Londres s’échapper des tasses de thé.

    À ces incrédules doutant de la réalité, je les invite à passer une soirée avec Gustave et moi. Ils verront par eux-mêmes. Le monde est plein de surprises, les histoires décrivent la vie mieux que la vie elle-même. Avec mon samovar, nous vous attendons dans une toute petite salle de théâtre qui a l’orgueil de se nommer : Le Grand Cargo.

    dernière parution : Éd. Épuisées (1970) : Traité sur les pensées égarées, selon Aristote (épuisé)

    réédition les éditions épuisées collection des 4e de couverture (2024)

  • 7. la jeune fille qui vient de l’étranger

    7. la jeune fille qui vient de l’étranger

    Tôt ce matin, rien ne bouge du côté du banc et de mes amours, hormis quelques canards malotrus s’installant sous le couvert des lattes. Gustave, mon samovar, souffre d’une dysfonction répétitive. La température de l’eau laisse à désirer et seul le thé au jasmin peut infuser sans risque de perdre toute saveur – trois minutes à 75°.

    La femme n’apparaît toujours pas au-delà des clapotis. Sa beauté esquissée l’autre jour s’estompe. Je ressens une amertume similaire à celle des reflets lunaires crucifiés par l’aurore aux doigts de rose. Sitôt la nuit trépassée, mon estomac gargouille. Je possède une poêle d’une circonférence suffisante à la cuisson d’un œuf, mais je ne suis pas certain d’avoir encore de l’appétit, alors je déjeune d’un café et d’une demi-biscotte.

    Le reste de la journée, je traîne à repeindre mon canot à rames plates, à vérifier l’écartement des montants de ma barrière et à surveiller le ciel, car paraît-il, des cornes de girafes se cacheraient derrière les nuages.

    Plus tard, mes yeux tombent sur une malle culbutée à l’intérieur de mon jardin. Sur la rue, un galop. Deux policiers filent sans s’arrêter. Je m’approche de l’objet et fais jouer la serrure. Une drôlesse émerge, diable sautant hors de sa boîte, frimousse crépue, cascade de sourires habillés par l’insolence des êtres tellement vivants. Je lui demande son nom, elle hésite, bondit par-dessus les pointes acérées de la clôture, se retourne et lance « je suis la jeune fille qui vient de l’étranger », puis elle disparaît.

    Les gens traversant nos vies sont toujours de quelque part, trottoirs de Manille ou… Pour découvrir qui je suis, peut-être qu’il faut arpenter le monde ?

    Il y a dans l’air, une odeur de voyage.

    dernière parution : Éd. Épuisées (1970) : Traité sur les effets anxiogènes du gypaète barbu (épuisé)

    réédition les éditions épuisées collection des 4e de couverture (2024)

  • 6. l’astronaute et la fourmi

    6. l’astronaute et la fourmi

    Selon Gustave, mon samovar, je suis trop obnubilé par la fille sur le banc, de l’autre côté du canal, à côté du lampadaire et sous les feuillages de l’arbre. Mercredi, la journée était ensoleillée, alors elle est apparue munie d’une ombrelle.

    J’ai pensé qu’elle arrivait d’Osaka. Elle avançait à petits pas à l’image des geishas sur les estampes japonaises. Assise confortablement, elle se laissa aller à une rêverie habitée par les souvenirs de son enfance. C’est ce que j’ai imaginé, mais le visage est resté dans l’ombre et je n’ai pas pu déchiffrer ses intentions.

    J’avais l’impression d’être un astronaute observant l’immensité de la terre, mais sans rien percevoir, parce que les détails regardés de si loin demeurent minuscules. Utrecht, de là-haut, apparait comme zone moucheté de grisaille et semble emporté par l’effondrement des paysages vers le Nord taciturne et magnétique.

    Je ne connais pas d’explorateur spatial, mais quelques fourmis habitent mon jardin. L’une d’elles, une charmante petite rousse que j’ai nommée Gisèle, car au premier soleil elle se tient droite, telle une ballerine, s’exerce à une barre imaginaire et étire ses membres avec élégance.

    Souvent, je prends le temps de papoter. Elle parle avec un rire de cristal qui se brise sur la fin des phrases. Elle explique qu’elle aime la rosée des nuits d’été. Elle affirme qu’en regardant au travers des gouttes, les étoiles deviennent plus proches. Elle connait déjà tout de la Voie lactée et de la tenue spatiale des hommes qui, dans le vide, réparent les télescopes Hubble et James Webb.

    Un peu inquiète, l’autre matin, elle a demandé si les astronautes revenant sur terre, en sortant de leur capsule, font attention où ils mettent les pieds.

    dernière parution : La conquête éphémère de la tristesse (épuisé) Éd. Épuisées (1970)

    réédition les éditions épuisées collection des 4e de couverture (2024)

  • 5. le poids d’une plume

    5. le poids d’une plume

    Depuis qu’il dispose d’un nom, Gustave, mon samovar, ne peut s’empêcher de papoter à tout va. J’ai découvert qu’il pratiquait plusieurs langues avec une prédilection pour le turc.

    C’est un plaisant compagnon tenant compagnie durant les heures interminables où je demeure devant la fenêtre.

    J’attends éperdument la fille sur le banc, de l’autre côté du canal, derrière les clapotis. J’attends jusqu’à ce que le lampadaire s’illumine.

    Personne ne vient sauf la nuit.

    Je me retire dans la cuisine avec ma fontaine à thé installée sur le petit meuble à côté du fourneau.

    Ce soir, Gustave, avec un grand sérieux, me demande si je connais le poids d’une plume.

    Je ne me suis jamais posé cette question, mais je comprends toujours l’importance de ce qui apparaît de prime abord comme un détail.

    Toutes les plumes ont-elles le même poids ?

    Celles du gypaète barbu ressemblent à la toison d’un mouflon mouillé, celles du canard glissent facilement sur les rivières, celles des poules se calfeutrent avec des allures de danseuses légères, celles des corbeaux transportent tous les charbons du monde, celles des perroquets répètent à l’infini de curieux motifs colorés, celles des canaris semblent tombées de la coquille d’un œuf, celles des manchots sont fusains sur la congère d’une page essoufflée, celles de l’autruche ventilent de la poussière, celles des hiboux arborent la teinte cendrée des incendies, celles des rouges-queues voltigent avec la timidité des êtres fragiles, celles des moineaux se dispersent sous la patte des chats.

    Toutes singulières, toutes différentes.

    Mais celles des écrivains, font-elles assez de bruits lorsqu’elles grattent le papier ?

    dernière parution : Éd. Épuisées (1970) Mode d’emploi sur le bon usage des Tamtams Tonnerre

    réédition les éditions épuisées collection des 4e de couverture (2024)

  • 4. Gustave le samovar

    4. Gustave le samovar

    Depuis plusieurs jours, le brouillard s’est installé à Utrecht.

    L’eau des canaux, restée chaude de l’été, frémit avec l’arrivée des premières fraîcheurs automnales. Dès le matin, les fumerolles valsent entre les nénuphars. Petit à petit, la chorégraphie des vapeurs s’élance vers le ciel. Dès l’aube, cette ville des Pays-Bas s’imprègne d’une allure londonienne.

    De ma fenêtre, je ne distingue plus les canards allant d’une rive à l’autre, encore moins l’arbre, le banc, le lampadaire et l’espoir de cette silhouette féminine au visage dissimulé derrière un livre.

    Je m’ennuie, alors je fais la conversation à mon samovar.

    Durant sa jeunesse, il avait reçu un coup sur son bec de théière. Comme l’appendice est légèrement tordu, il parle du nez. La cause de cet accident reste mystérieuse. Je suis un homme patient, un jour, il racontera l’aventure.

    Ce samovar n’est pas nommé, ce qui est regrettable. 

    Avant de choisir un patronyme bien adapté, je retourne à la brocante de la rue des Cigognes afin de me renseigner sur son origine. Le marchand n’en sait rien, mais me propose d’acquérir pour un juste prix, deux casseroles indonésiennes, les demoiselles Wok.

    Prudemment, j’opte pour une poêle du Creuset tout à fait charmante.

    De retour à la maison, j’observe un instant ma fontaine à thé avant de lui adresser la parole. Des gouttes de condensation slaloment sur sa peau métallique. Il m’aperçoit et me gratifie d’un large sourire.

    Je lui annonce qu’il s’appellera Gustave, Gustave le samovar.

    Il est heureux, car il devine que ce qui est nommé, même une seule fois, existe pour toujours.

    dernière parution : Éd. Épuisées (1970) Traité sur l’application de la vélocité des ascenseurs selon l’altitude (épuisé)

    réédition les éditions épuisées collection des 4e de couverture (2024)

  • 3. le hoquet entre les mots

    3. le hoquet entre les mots

    De ma fenêtre, je regarde les canards qui défilent sur le canal. Ils laissent un sillage qui se dilue dans les herbes immergées de la rive.

    Sur l’écritoire, une page blanche attend patiemment. Le temps venu, je déroulerai mon écriture. Il y aura des ratures, soubresauts inconvenants, à l’image de ces hoquets qui troublent les discussions dans les soirées mondaines. Ce sont des impolitesses qui prennent leurs aises, des désagréments impromptus se dissimulant derrière le drapé d’un sourire ou d’une fausse indifférence.

    Quand la matinée sera bien avancée, je retournerai à la rue des Cigognes. Lors de ma visite précédente, j’avais remarqué un samovar. Ce récipient russe qui hésite entre le fourneau et la théière, dont le nom provenant de la langue tatare, signifierait « fontaine à thé ».

    Il y a, parait-il, au-delà de l’Oural dans la cuisine des isbas, une place réservée uniquement à cet ustensile. À sa gauche, contre le mur, est fixée une icône avec l’espoir d’écarter les malheurs qui pourraient troubler l’eau et rendre la boisson amère.

    Si le prix est honnête, j’en ferai l’acquisition. Je me méfierai du petit singe empaillé et je fuirai son regard. Le marchand proposera des pistaches et je quitterai le magasin en tenant mon nouvel ustensile sous le bras.

    Je possède un thé d’Arménie parfumé au jasmin. Avec le temps, il a perdu sa saveur. Si je le laisse infuser longtemps, peut-être qu’il retrouvera sa couleur ?

    Est-ce que la plume court plus facilement sur le papier lorsqu’on a goûté à cette boisson ?

    En attendant, toujours rien, de l’autre côté, sur le banc.

    dernière parution : Utrecht Éd. Épuisées (1970) Monographie sur la place des samovars dans la peinture de Malevitch (épuisé)

    réédition les éditions épuisées collection des 4e de couverture (2024)

  • 2. costume rouge et boutons dorés

    Pour ceux qui s’en souviennent, dans la brocante de la rue des Cigognes, j’avais acheté une écritoire.

    Mon regard avait été attiré par des babioles étalées derrière la vitrine et j’avais franchi la porte du magasin. La sonnette reproduisait le son de « Big Ben », le « Grand Ben » de Londres.

    De la réserve, située à l’arrière, parvenait un bruit de pas s’approchant. Le rideau s’est écarté et le marchand, un petit homme bossu, est apparu. Il était tiré quatre épingles, des élastiques retenant les manches de sa chemise, un gilet lustré auquel il ne manquait aucune pression. Un pantalon d’une coupe serrée. Des chaussures noires, pointe cuivrée, lacets, double nœud, et un sourire avenant. Il s’est installé derrière le comptoir, extrayant d’un tiroir une boîte métallique contenant des pistaches. Sans rien dire, il a versé le contenu entre nous et nous avons commencé à les croquer les unes après les autres.

    Plus loin, sur le marbre, vers la caisse enregistreuse, trônait un petit singe empaillé, vêtu d’un costume de fanfare aux boutons dorés. L’animal affichait un rictus désinvolte. Devinant ma curiosité, le marchand expliqua que la bête était morte, parait-il, de la grippe espagnole.

    Il sembla que la pupille de l’étrange chose se dilata brièvement, un peu comme un prédateur s’assure de la trajectoire à suivre afin de saisir sa proie. Je n’étais pas sûr d’avoir vu ce que j’avais vu, mais je suis un homme prudent. J’ai payé le prix demandé et je suis reparti avec l’écritoire.

    Je l’ai posée devant ma fenêtre, à l’endroit d’où l’on aperçoit l’arbre, le lampadaire et le banc.

    Aujourd’hui, il n’y a personne.

    dernière publication : Mode d’emploi sur le bon usage des passoires (1970 – épuisé)

    réédition les éditions épuisées collection des 4e de couverture (2024)

  • 1. au commencement

    Tout a un commencement, mais parfois, la chose elle-même ne sait rien de son commencement. Pour ma part, je ne sais pas quand j’ai commencé, mais je sais que je continue. J’ai un soupçon sur le début, cet instant où est apparu le point départ.

    Je me trouvais à la rue des Cigognes. Imaginez quelques façades décorées de lierre et de sarments. L’alignement des habitations est courbe. De la première maison, on ne distingue pas la dernière. En avançant, chaque pas révèle un mystère. Sur le chemin se dévoilent les vitrines des petits magasins. Rien de moderne, seulement la nostalgie d’un passé que je croyais disparut. Les habitants ont tiré une chaise sur les pavés et papotent à propos des morts et des mariages. Juste avant midi, la galopade des enfants revenant de l’école trouble la tranquillité. En été s’y ajoutent les cris aigus des hirondelles.

    Je ne savais pas qu’un tel lieu existait encore à Utrecht.

    Derrière la vitre d’une brocante, entre un samovar et une collection de poêles à frire, j’ai remarqué une écritoire, réservoir d’encre noire, et posé dessus, relié en cuir, un livre de pages blanches.

    J’ai acheté le tout et j’ai écrit mon premier paragraphe.

    Je m’appelle René Gori et j’habite au bord de l’eau, à côté d’un canal. Sur l’autre rive, un arbre, un lampadaire et un banc. Comme je suis curieux, j’observe la silhouette d’une femme assise. Perdue dans sa lecture, dissimulée, sereine, elle tourne les pages d’un livre. Je ne devine que les sourcils.

    Dans mon grimoire, je tiendrai chronique jusqu’à ce jour où, par un soleil de printemps et une brise d’espoir, je distinguerai l’entièreté de son visage.

    dernière publication : Traité sur l’application intelligente de la musique dodécaphonique (1970 – épuisé)

    réédition les éditions épuisées collection des 4e de couverture (2024)