Auteur/autrice : Deuxième Divagateur

  • monde possible et monde impossible

    monde possible et monde impossible

    à quoi sert la loi

    La première fonction du travail des humains répond à la nécessité de maintenir l’état de vie, de garantir le « monde possible ».

    Afin d’augmenter ses chances de survie, l’humain crée de la familiarité à l’aide de lignes claires, de géométries dominées, de règles. Il ordonne la nature et les comportements, rend son environnement familier. Le bien de consommation usuelle devient durablement accessible et la stabilité encourage un confort qui prolonge l’état de vie.

    L’inverse du « monde possible » n’est pas le monde impossible. C’est un état qu’il faudrait le qualifier de monde « apossible ». Soit le concept du « en dehors », c’est-à-dire l’endroit où la possibilité n’existe pas parce qu’elle n’est pas imaginée.

    L’impossible contient en creux l’existence du possible puisque la contradiction est nommée, voire définie. Tracer les contours d’une chose impossible, c’est lui donner une perspective d’existence, la rendre possible malgré soi.

    Le monde impossible serait l’enjeu des créateurs et des politiciens progressistes.

    L’œuvre, le fruit d’un labeur hors de la nécessité vitale, est une projection vers le monde impossible. Dans cette hypothèse, il n’est pas étonnant que l’usage dominant du sens de l’œuvre ait migré depuis un travail artisanal (fabrication des objets d’usage) vers le travail artistique. Cette appropriation est primordiale dans la valorisation de la production de « l’inutile » en sublimant, par exemple, la beauté de l’objet d’usage – joindre de l’agréable à l’utile.

    L’humain politique exécutant oscille entre une position de créateur doublé d’un stratège espérant rendre possible dans le futur ce qui est impossible dans le présent et un penchant conservateur verrouillant les acquis afin de garantir la stabilité ou la cohérence de l’état. En république, le citoyen politique tranche entre ces deux forces.

    L’objet d’usage, une table, par exemple, peut être un plateau de bois et quatre pieds, mais devenir une « œuvre d’usage » grâce à l’approche artistique. On ne mange ni moins bien ni mieux sur une table ouvragée, mais différemment. Cette différence serait « le beau ». La fonction de l’objet d’usage, être en familiarité avec le monde, se nourrit d’un état supplémentaire et d’une perception immatérielle. C’est un entre-deux contenant dans son unicité le possible et l’impossible.  

    Dans le champ du récit et de l’abstraction, l’œuvre n’a pas d’usage vital, mais participe à la modification du monde par la génération de dissensus et de différences – d’émotions et de beauté. Il en résulte un déséquilibre insoluble, déséquilibre renforçant la sensation du « beau ». L’art n’est donc pas politique parce qu’il serait partisan, l’art est politique parce qu’il génère du déséquilibre.

    Cet état « politique », le déséquilibre, n‘est pas étranger à la nature, rythmée dans la régularité des saisons (la cohérence répétitive). Elle exclut la réplication des géométries linéaires et installe des variances chaotiques. La forêt la plus ordonnée ne sera jamais pareille à sa semblable située de l’autre côté de la vallée. La nature est par essence politique, une stabilité qui ne cesse de remettre en cause les familiarités.

    Considérons que la politique primordiale a été, avant celle qui organisa la cité, un état naturel à la vie. Parfois un équilibre d’une extrême violence garantissant la survie des mieux dotés, d’autres fois un havre de collaborations afin de maintenir des organisations de partages ou des osmoses entre les espèces. Cet ensemble restant profondément organique et aléatoire se trouvait en difficulté permanente d’équilibre – le déséquilibre est peut-être le générateur de « l’absolue beauté » ?

    Dans un temps intermédiaire, la politique humaine, héritière de la politique organique, déjà en partie familiarisée, alimentait ses vertiges grâce à la présence physique des protagonistes dans l’assemblée. Protagonistes stimulés par les affects et la certitude que les décisions engageaient la survie de chacun.

    Tous étant potentiellement des soldats, la déclaration de guerre à un voisin impliquait leur existence et celles des proches. Dès la création de règles régissant la pratique politique, c’est-à-dire la réduction de la substance des affects, est apparue la spécialisation. Le décideur n’était plus obligatoirement concerné par les faits d’armes et se trouvait en possibilité de déléguer les risques tout en conservant une fonction d’expertise.

    L’expertise est une méthode où l’affect est illusoirement substitué par le rationnel et dont la fonction est de garantir la justesse des décisions. Dans les faits, la domination, les erreurs et la violence restent similaires à celles des temps primordiaux (l’état naturel), mais sont mâtinées par des valeurs civilisationnelles masquant le caractère absolu, arbitraire et dangereux de la domination de l’un sur l’autre.

    L’état actuel de la politique est figé et écrasé par le poids d’une bureaucratie réglementaire qui donne l’illusion de l’humanisme et feint de préserver la diversité des opinions. La différence entre la politique « état naturel » avec la politique « état de la cité » est déterminée par la familiarisation, manière comme une autre de produire de la conformité.

    Faire œuvre en époque moderne, c’est réintroduire de la vie dans la familiarité. Mettre de la vie dans la politique est dangereux, à la fois pour le dominant politique ou pour l’artisan de l’œuvre provoquant ce déséquilibre.

    Pour le premier, c’est la représentation de ses traits de caractère ou de ses usages défendant sa cohérence de manière parfois injuste et arbitraire.

    Pour l’artiste, c’est le danger qu’entraîne l’action de mordre la main nourrissante avec le risque d’en subir les conséquences.

    La coercition immanente, simple menace ou réelle, est l’un des outils de régulation et de conservation. Les artistes sont enjoints à se soumettre, le plus souvent économiquement, à une conformité définie par le dominant. Cette conformité devient le régulateur des naturelles incitations aux déséquilibres. Un régulateur muni idéalement d’une soupape laissant échapper librement quelques vapeurs de transgression, mais verrouillant impitoyablement la subversion.

    Dans un schéma de conservation, l’art actuel ne peut pas être subversif. La diplomatie gouvernante se définissant comme libérale et démocratique ne peut pas pratiquer le contrôle ouvertement. Pour pallier cette ambiguïté, le transgressif (le mordillement) est toléré, voire encensé, puisque d’un danger limité – la vapeur des soupapes reste brûlante, mais sa quantité homéopathique ne provoque pas de déséquilibre significatif. De surcroit, les brumes artificielles se révèlent être un moyen très efficace de diversion.

    L’homo politicus qui cherche la cohérence, stabilisation et familiarité, use de la bureaucratie et augmente la densité des lois. Au départ, son action apparaît comme sensée, mais le résultat ressemble à ces fleuves endigués où pourrissent de nombreux bras morts exhalant des effluves artificiels. L’immobilité devient mortifère et ne saura contenir les crues à venir. 

    La mutation d’une action politique conservatrice vers un horizon progressiste nécessite l’acceptation de l’impossible probable. La politique ne s’inscrit plus dans le réel, mais dans l’imaginaire. La politique devient une poésie qui terrasse le rationnel. Cette rupture est engendrée, entretenue par un homo faber considérant l’œuvre comme supérieure à la conformité. Les règles se démembrent provisoirement – on devine qu’elles se reformeront rapidement – et l’avenir devient différent.

    L’homo politicus en rupture devient le théoricien d’un impossible et construit de l’abstraction, en ça il acquiert des compétences « d’artiste » et les rivières retrouvent leur fluidité.

    Cet audacieux pose la possibilité de l’impossible probable.

  • eugénisme culturel de la société sélective

    eugénisme culturel de la société sélective

    les pieds dans le tapis

    L’eugénisme, selon la définition du dictionnaire.

    Ensemble des recherches (biologiques, génétiques) et des pratiques (morales, sociales) qui ont pour but de déterminer les conditions les plus favorables à la procréation de sujets sains et, par là même, d’améliorer la race humaine.

    Les trésors de la langue française

    Le terme fut inventé par le cousin de Charles Darwin, Francis Galton, un scientifique dont les travaux participèrent à l’émergence de la mouvance eugéniste. Bardés du sérieux scientifique et médical, les adeptes de cette théorie militèrent pour une politique d’éradication des caractères jugés handicapants, et à l’inverse, de favoriser les traits jugés bénéfiques. Ils influencèrent les programmes de stérilisation contrainte, les législations sur le mariage et sur les mesures de restriction ou de promotion selon le type d’immigration. Elles trouvèrent une forme d’apogée, entre autres, dans l’Allemagne nauséabonde du début du 20e siècle.

    La question qui est abordée ici, est de savoir si nous pouvons tirer des liens ou des comparaisons entre l’eugénisme et la pratique sélective dans le milieu culturel, soit l’éradication de l’artistique déclaré défaillant et la mise en avant d’un artistique jugé bénéfique.

    Autrement dit, la sélectivité autorisée, programmateurs, prescripteurs, subventionneurs n’est-elle pas une perversion similaire à celle que Galton a engendrée en interprétant les travaux de son illustre cousin ?

    Si Darwin ouvrait l’hypothèse d’une modification lente et passive par la sélection naturelle, l’adaptation au milieu et à des conditions données, les adeptes de Galton initièrent l’intervention de l’homme, le technicien, égal ou au-dessus de Dieu, afin de générer « l’humain idéal ».

    Les experts en arts agissent-ils avec la même certitude de disposer du pouvoir d’améliorer artificiellement « la race artistique » ou ne devraient-ils pas mieux, laisser le public, avec sa masse et sa lenteur, déterminer ce qui aura une place naturelle en temps, en espace et en époque ?

    Commençons par poser une autre question – la société sélective l’est-elle par nature ou par construction ?

    Admettons qu’elle soit constituée de ces deux variantes, autrement dit, une part de Darwin sur laquelle se greffe une part de Galton. La justesse d’une société dépendra de l’équilibre entre ces deux pôles. Mais il apparaît que la seconde (Galton) nécessite la spécialisation des intervenants – soit des techniciens spécifiques : les experts (des Deus ex machina – des dieux intervenant à l’aide d’une machine, c’est-à-dire à l’aide d’une construction artificielle). 

    Le problème usuel des experts est leur implication. Ils sont immergés dans ce qu’ils évaluent et sont soumis à la crainte de voir leur intelligence diminuée par un de leur jugement défaillant. Ils nagent dans les eaux de l’entre-soi, voire parfois se nourrissent sur le biotope qu’ils jaugent. Groupe uniforme, disposant d’habitus similaires, ils font corps dans tous les sens du terme, se confortent entre eux du bien-fondé de leurs décisions et construisent, sans forcément s’en rendre compte, une « science » (machine) déterminant la valeur des œuvres.

    À partir de ce point, l’arbitraire est validé par de « l’autonotoriété » et des certitudes quasiment scientifiques. En bon technicien, ils sont maîtres de leur machine.

    L’œuvre n’est plus examinée en fonction d’un émotionnel « animal ou instinctif » (naturel), mais en regard d’une connaissance et d’une supériorité intellectuelle. Face au risque de voir leur savoir diminué par des variances imprévues, une sécurité s’établit avec le verrouillage d’une conformité commune, certes parfois changeante selon les modes, mais toujours consensuelle. Une forme d’intelligence présupposée habite alors les experts. Cet état les investit de la mission de transmission de leur savoir. La masse doit être éduquée à la « culture validée », ils se transforment alors en gardiens et en médiateurs. D’un côté, ils sont le pouvoir, de l’autre, la pédagogie.

    Dans un système marchand à outrance tel que le nôtre, le meilleur point de contrôle est l’économie (la médiation n’est que l’alibi visant à donner l’illusion de l’humanité dans les décisions). Soit se positionner à l’endroit où l’on peut empêcher ou favoriser – empêcher ou favoriser : processus similaire aux eugénistes visant à réguler la « race humaine ».

    Lorsqu’est remise en question la valeur de l’expertise, donc de la propriété exclusive sur la qualité artistique, avec le risque d’un renversement de la position dominante des experts, la réaction du système est obligatoirement violente. Malheur à ceux qui n’entendent pas suivre les voies de la doxa des élites. La punition économique est immédiate et s’appuie sournoisement sur des règles prétendument communes. Les réfractaires disparaissent dans l’anonymat et se trouvent réduit à végéter dans une sorte de ténèbres softs.

    Quand les experts sont confrontés à des dangers plus sournois, par exemple l’émergence d’une culture alternative ou nouvelle, la remise en équilibre nécessite un lent travail de phagocytage, ou plus précisément, un processus de corruption. Les audacieux « renverseurs de tables », dans le cas où ils représentent un réel danger, se voient offrir l’opportunité d’accéder au confort et à la reconnaissance. Mais tout échange à un prix, souvent cela passe par la soumission à la conformité, fût-elle renouvelée.

    Dans l’ensemble de ces actions de régulation, le public est ignoré. Son avis ne compte pas ou peu, mais quel est le public ?

    Il serait intéressant de disposer d’une étude sociologique présentant les classes sociales des utilisateurs de culture et peut être qu’une réponse se trouve dans le travail de Pierre Bourdieu ou de ses confrères et consœurs.

    Pour ma part, je n’ai pas connaissance d’une telle enquête rendant visible la « sociologie du public artistique » concernant le territoire sur lequel j’habite. Aussi, je ne peux que me fier à mes impressions et constater, par exemple que dans les théâtres, demeure la réplication constante des formes de parlers, des habits, des élégances, des parfums et des visages. Assurément, dans l’habituel des représentations, un nombre régulier et limité à une minorité de citoyens, aux habitus identiques, participe à cette exposition sociale.

    À l’exception de rares aberrations, la scène reste le miroir de ce qu’ils sont et les conforte sur leur position dans la société – des êtres éduqués, s’estimant non innocents (non naïfs, donc supérieurs au commun des mortels) et confortés dans leur intelligence commune.

    Les ruptures et les outrances (les aberrations artistiques) agissent en repoussoir, ou si elles sont acceptées, le plus souvent dans un espace restreint, permettent de valider l’existence d’une ouverture d’esprit de la classe « savante ». Ces dérapages sont cantonnés régulièrement à des expérimentations sans suite où ils peuvent être observés et analysés avec une supériorité condescendante. Dans un autre cas de figure, si elles s’inscrivent dans un état d’abstraction tel, que le commentaire existe uniquement sur une interprétation de ce que révèlerait un concept abscon et incompréhensible, le miracle se produit. Le commentaire domine l’œuvre et l’intelligence du commentateur s’en trouve renforcée. À cette condition, l’œuvre peut être reconnue, car elle a acquis une conformité intellectuelle.

    Dans cet environnement, l’institution, principal moteur de la diffusion, consolide la supériorité et la propriété de l’artistique sans risque, sans vague, sans remous, abstrait, parfois transgressif, jamais subversif.

    Le public favorisé dispose de l’accès à cette nourriture, mais le public restant, vraisemblablement la majorité des citoyens, est-il exclu de l’art ?

    On peut remarquer que ses désirs, souvent considérés comme mineurs, marchands et populaires, ne sont que petitement pris en compte par les structures de subventionnement. On leur laisse une place modeste en espérant qu’ils ne dérangent pas trop. Ce n’est que du divertissement, après tout…

    Nous avons vu récemment une fonctionnaire culturelle prétendre que la quantité de spectateurs concernés n’avait pas d’importance. C’est un argument amusant dans une république où, à l’origine, une voix est une voix, et dont seule l’addition majoritaire déterminerait l’action de l’État. De là à penser que la notion démocratique de base n’est plus considérée comme importante par une partie des experts, je franchis le pas sans grand risque de me prendre les pieds dans le tapis.

    On peut supposer qu’une étude coût-spectateurs révélerait la disparité abyssale de traitement entre l’art institutionnel et l’aumône faite à l’art populaire (ou singulier) accessible à tous.

    Certes, on peut considérer que les romans de Barbara Cartland ont moins de poésie que le théâtre de William Shakespeare, mais force est de constater que l’une et l’autre parlent de l’amour, des trahisons et des désirs. Autrement dit, une manière de se découvrir dans le reflet fictif et de construire sa relation avec ses voisins grâce à ces expériences factices.

    À défaut de la connaissance d’une terminologie plus précise ou plus complète, il apparaît que la notion d’eugénisme culturel est praticable pour tenter d’éclairer les disparités et la violence pratiquées par, et au bénéfice, d’une minorité instruite, sûre d’elle-même. Violence s’exerçant contre les propositions artistiques singulières, mais surtout contre la majorité des citoyens dont l’intelligence est minorée.

    C’est bien une politique d’éradication des caractères jugés handicapants (ou diminués) et à l’inverse, de favorisation des traits jugés bénéfiques.

    L’eugénisme culturel serait une réalité, en conséquence, la question devient totalement politique.

    Mais, que faire de cette hypothèse iconoclaste ?

  • l’origine – fragments

    l’origine – fragments

    devenir machine

    Attaché à comprendre les évolutions de l’activité culturelle, j’observe sur la durée la modification des usages dans le territoire où je demeure. La vision chronologique permet d’éclairer une zone plus large, de définir des points d’origine, de tracer une carte et de rendre perceptible le cap imposé. Les événements, s’ils sont traités de manière isolée, conservent toujours des angles morts masquant leur finalité. Regarder le passé, c’est nourrir le présent. De surcroit, explorer l’ensemble du paysage permet de construire une réflexion nécessaire fortifiant les prises de position et les analyses.

    Dans les âges premiers de mes souvenirs, les pratiques politiques découlaient de la vieille conception républicaine, soit l’action publique dépendant d’une catégorie de « patriciens » anoblis par l’onction populaire du vote. Ils s’évertuaient à respecter les devoirs et les responsabilités liés à la fonction. Outrageusement paternalistes, ils diluaient leur autoritarisme en se conformant maladivement au respect de l’éthique. Les affaires politiques demandaient encore l’art de l’exposition des convictions ornementées avec la défense d’un projet idéologique. Plus tard, résultant de la domination du marché et de l’affirmation de « la fin de l’histoire », les discours ne cherchaient plus à convaincre, mais à conquérir des parts et s’adapter à l’électeur-consommateur. L’idéologie était subrepticement substituée par le sondage.

    La première rupture fut initiée par des ministres aux conceptions néo-libérales affirmées. Avec eux, les règles organiques de l’État se sont délitées, les fonctionnaires ont été sommés d’ingérer les méthodes du management et les services se sont métamorphosés en secteur ou division d’entreprise. Grâce à la traque des coûts, la rationalisation s’insérait dans l’appareil public aussi vite que l’informatique s’installait dans les bureaux. Dans tous les domaines, le visible fut calculé, alors que se déquantifiait l’invisible. L’inutile fut dévalorisé, comme par exemple l’individu présent et réel dont la lenteur et les défauts nuisent à la vélocité des processus. L’être imparfait fut remplacé, entre autres, par un robot de discussion (agent conversationnel ou chatbot).

    Dans le domaine culturel, des plates-formes informatisées furent mises en place afin d’améliorer le tri des projets artistiques. Peu s’inquiétèrent de ce changement de paradigme qui contraignait la création à une mise en conformité, à une manière de penser « machine », soit de respecter le cadastre mécanique des questions et du nombre de caractères disponibles – Victor Hugo n’eut certainement pas réussi à faire avaler le contenu social, politique et philosophique des Misérables à l’un de ces si étroits ventres numériques actuels. Dans le cas où, ce même Victor, eut dû faire valider son projet par l’un de ces organismes, l’hypothèse probable serait que son œuvre n’eut pu exister en littérature.

    De telles pratiques entraînent une forme de déshumanisation des utilisateurs, qu’ils soient les soumissionnaires ou les examinateurs. L’artiste devient un dossier respectant des logiques algorithmiques et l’expert se rassure au travers d’un faisceau de règles le délestant de sa responsabilité et renforçant la banalité de sa décision.

    Ces procédés sont mortifères, inacceptables et inavouables.

    Le moyen le plus simple de masquer l’incurie « mécaniste » de ces nouveaux technocrates est la communication. Cela commence avec l’établissement de présupposés donnant chair à la justesse affirmée de la procédure de tri, par exemple : il y a trop d’artistes et il faut bien faire des choix ; l’expertise garantit la qualité ; seuls les artistes formés professionnellement sont de vrais artistes ; l’artiste doit être reconnu par ses pairs ; etc.

    Dans le réel, le sculpteur Rodin fut recalé trois fois par les Beaux-arts, mais les œuvres de ce cancre majeur de la sculpture éclipsent les travaux les plus aboutis des diplômés officiels.

    L’art est une canaille qu’il ne faut pas emprisonner dans un cadre, fut-il doré.

    Dans la propagande des réussites, artistes embarqués « embedded (1) », programmateurs et politiques agissent de concert, souvent avec une duplicité de malfaiteurs. Ils expliquent aux différents publics, solliciteurs ou électeurs que le rayonnement est le fruit du mérite, qu’il est l’apanage de ceux qui savent tutoyer le génie et renouveler les arts. Dans cette situation, des facteurs tels que les montants publicitaires, la conformité édulcorée et légèrement transgressive des œuvres, la bonne naissance, la bonne entente en réseau et l’appartenance à l’entre-soi ne sont jamais évoqués, comme s’il s’agissait de gros mots dont l’usage révélerait la mauvaise éducation de celui qui les profère. Le bourgeois aime se comporter en tant que tel, mais ne supporte pas d’être défini en tant que bourgeois.

    De cette schizophrénie émergent une cécité volontaire et la certitude de disposer d’une intelligence supérieure aux « inculturés », autrement dit : les consommateurs d’art populaire – frange de la population largement ignorée lors de la prise de décision. Cette condescendance implique de ne pas tenir compte des créations réellement transgressives, de se référer aux lignes fixées par les processus d’expertises et de considérer comme seuls éléments artistiques remarquables les fabrications ou prescriptions issues du choix des compétents (experts « autonormés »). 

    Voici quelques-uns des facteurs, quelles que soient les places occupées par les protagonistes sur l’échiquier, œuvrant à une standardisation autorisant à « devenir machine ».

    (1) Analogie avec la pratique des journalistes « embarqués » dans les unités militaires afin de couvrir les opérations lors d’une guerre – nombre de personnes ou d’associations ont signalé des dérives majeures nuisant à la véracité, à la transmission et à l’éthique de l’information.

  • les mots

    les mots

    verbe

    La culture n’échappe pas aux impulsions bourgeoises de la société et s’adapte en confortant la domination des uns sur les autres, s’encanaillant parfois dans la transgression, rarement dans la subversion et ne renâclant pas devant les honneurs et les caresses.

    Dans mes souvenirs, malgré leurs mines renfrognées, les danseuses sur l’un des tableaux de Degas supportent l’odeur des cigares, les corps libidineux et les flatteries grivoises d’une élite endimanchée. J’imagine qu’elles espèrent la beauté et l’art supérieurs à la bassesse du monde, mais je sais la désillusion inévitable. La pâleur légèrement bleue de leurs costumes et la transparence des tulles, la maigre protection des tutus, tout concours à une inévitable soumission, car pour les enfants de la précarité il n’est pas recommandé d’aller à contre-courant.

    La présence des « mécènes de chairs » s’est diluée maintenant dans la discrétion des appareils privés ou étatiques où se cultive le nouveau « bon goût ». Fondations, commissions ou services culturels des cités ou des états régulent la production artistique et assurent au public l’accès aux meilleures propositions.

    Ce système est plus gestionnaire que politique, l’avenir se limite aux résultats rapides et à des actions qui enrichissent principalement les destins personnels. Dans ce carcan, le temps long et le commun s’étiolent jusqu’à n’être que les échos d’une lointaine légende, un âge sympathique habité par des rêveurs, un passé où les saltimbanques étaient enterrés hors des cimetières sans jamais devenir des têtes de gondoles.

    Bref, le temps étrange des improductifs, car échappant à la moderne réplication commerciale.

    Aujourd’hui, c’est un réalisme déclaré qui oblige à une gouvernance ne tenant plus compte des protagonistes, mais se vouant à la vénération des nouvelles lois de management avec son lot de standardisation. Pour garantir l’efficience et la sécurité des processus, les décideurs utilisent un langage de communication spécifique, un vocabulaire permettant à ces technocrates culturels de dessiner les contours du non-dialogue.

    Nous sommes passés de la publicité, c’est-à-dire le désir de porter à la connaissance de l’autre, un produit, une action ou un concept politique, à la communication, soit l’histoire racontée (le storytelling), autrement dit, la déformation unilatérale du réel à des fins d’envoûtement.

    C’est ce nouveau vocabulaire, entre autres, que nous tenterons de décoder de manière libre et organique. Nous commencerons par les mots, car au commencement était le verbe

  • avant-propos

    avant-propos

    défaites

    Réussir ou s’accomplir ?

    Dans notre condition d’humain moderne, l’injonction est sans équivoque – réussir.

    De l’école aux jeux olympiques, pour les loups de la finance, les capitaines d’industrie, les politiciens, les artistes ou les lanceurs de marteaux, pour toutes et tous convoitant la reconnaissance, une seule manière d’exister – vaincre.

    Sinon mourir, disparaître, devenir petites mains que seule une pandémie fait ressortir de l’ombre, brièvement, le temps d’un éclat passager, le temps de remplir les frigos et amortir les angoisses de la classe du dessus.

    L’invisible devenu indispensable le temps d’un battement de cil, d’un applaudissement, puis disparaître dans l’inutilité des déclarés « assisté.es », s’excuser de cette insolence à réclamer autre chose que des cajoleries de dames patronnesses, s’excuser, parce que c’est mal élevé, trop gilet jaune, trop irréaliste.

    Alors, faire silence et revenir dans les clapiers à habiter, à engrosser et à fournir une nouvelle vague de petites mains, les locataires du frigidaire scolaire, les perdus de l’agence pour l’emploi, les chanceux d’être promus autoentrepreneur, les joyeux consommateurs de la succulence produite par les usines alimentaires, les dévoreurs de la « gerbure » hollywoodienne et s’endormir sur le contentement soporifique de Netflix.

    Puis, le lendemain, brinquebalés dans le métro, sur l’autoroute, dans la vie, rêver d’une place au soleil, d’être soi-même un conquérant, d’écraser le destin et les autres, alors de son promontoire, s’imaginer sénateur ou prix Nobel, et, les pieds dans ses pantoufles, ignorer ces petites mains qui font tourner le monde.

    Est-ce ainsi que les hommes triomphent ?

    Et s’il n’était pas trop tard pour les démissions et les défaites ?