4. le bal des parfums

ou se permettre d’expérimenter des écritures sous forme d’ébauches.

Parfois, l’expérience abouti à une réécriture destinée à la publication.

beauté et préjugés

La beauté de l’autre se comprend par le dépassement de ses propres préjugés. Édouard emprunte le chemin de ce qu’il considère être la géographie des laideurs en détaillant le visage de Gisèle.

Le nez, petit, légèrement tordu vers la gauche, paraît d’une finesse maladive, presque translucide. Les deux narines, oblongues et difformes, sont minuscules. Elles laissent transiter un maigre flux d’air, parfois crépitant, parfois sifflant. La musique des turbulences rebondissant contre les parois de la cloison nasale émerge de ce brouhaha. Le volume aspiré et expiré est médiocre. Le gorille estime cette femelle incapable d’apprécier la gamme des odeurs flottant dans l’atmosphère. Égarée dans la nature, elle ne saurait choisir entre les aliments consommables ou avariés. Avec le temps, les êtres frappés de ce défaut finissent par s’empoisonner et mourir.

Les yeux engloutis par les broussailles de deux sourcils noirs ne peuvent sonder la profondeur de la nuit. En plus de la barrière pileuse, la couleur verte et délavée de l’iris révèle une incapacité à percevoir l’ensemble des longueurs d’onde couvrant le champ de la vision. Les mirettes de la fille ne sont pas teintées par le jaune perçant des félins, ces êtres malins qui savent tout des secrets de l’obscurité. De surcroît, une dissymétrie déséquilibre le regard et laisse soupçonner la présence de la stupidité. Un défaut caché, mais qui affleure comme la misère dépasse des complets impeccables portés par les gens pauvres, une mascarade à l’évidence trop bon marché.

Le front est large et sans fin. La peau, d’apparence lisse, est fripée sous l’effet d’un vent intérieur. Par de brefs instants, tout s’apaise et des vagues inquiètes viennent se briser contre l’os du crâne. Ce qui reste, l’écume, se mélange avec tristesse à cette partie invisible de la physiologie humaine, l’âme.

La chevelure manque de consistance et ressemble aux herbes de la savane, éparpillées lors de la saison des sècheresses. Des amas inégaux de tiges cassantes au milieu desquels les creux poussiéreux prospèrent et ensablent l’espérance d’une ondulation reposante, humide et rafraichissante. C’est une paille inhospitalière dans laquelle la plus idiote des grives ne ferait pas son nid.

Édouard regarde plus bas. La bouche ovale est d’une ouverture insuffisante. La fille ne saurait avaler rapidement une importante quantité de nourriture, détail qui réduirait à néant ses chances d’échapper aux prédateurs. 

Visible derrière les lèvres trop maigres, les dents, une instable chaussée de porcelaine, sont alignées irrégulièrement dans un arc de cercle sans consistance. Mal ajustées, elles ne permettent pas de procéder à de féroces morsures. La pauvreté de cette mâchoire n’offre aucune défense contre les fauves. Ce piètre animal humain ne resterait pas vivant une seule nuit autour de la grande mare où s’abreuvent les bêtes sauvages.

Le menton est un ergot qui ruine le visage. D’une dureté et d’une solitude sans nom, il n’y a rien d’autre à décrire.

En dessous, la poitrine est maigre.

Qui s’accouplerait avec une femelle sans lait ?

Par contre, le ventre est replet, une petite proéminence lunaire où s’accroche au nombril, le brillant d’un piercing.

Sous les genoux repliés, il est difficile de discerner les jambes, alors Édouard les imagine semblables aux pattes avant des girafes. Les plus longues. Les autres, trop disgracieuses, tirent le derrière des ongulés vers le sol à l’image du carénage de porte-conteneurs. Une lourdeur qui maintient la poupe dans la mousse blanche des remous et laisse sa coque maculée par les rejets de la combustion du mazout. Les « giraffa camelopardalis » sont des êtres où se mélangent le rustre et l’élégance. Dans la tempête ou sous les attaques des lionnes, elles tortillent de l’arrière.

Il aurait pu en rester là, mais instinctivement, il renifle l’odeur de la femelle en guettant les fragrances de la peur. Rien ne transparait d’autre que l’odieuse senteur d’un shampoing de supérette.

Dans le monde naturel, les parfums sont des génies qui guident les bêtes vers les lieux d’abondances, vers les ébats sexuels, ou au contraire, permettent le détour d’une charogne, voire informent sur la présence d’un prédateur. Ils sont incontournables à la survie.

Le corps des guenons bruisse de ces messages silencieux et obligent Édouard de se détourner à certains jours, de se rapprocher à d’autres, sans pouvoir dominer son animalité reproductrice et le déploiement de son membre. L’odeur des jeunes femelles est suave et contient des éclats de citrons ou d’urine. Celle des anciennes, plus posée, oscille entre des relents d’oiseaux morts et un effluve de cannelle. L’une et l’autre de ces générations sont attirantes, toutefois la hiérarchie des attraits dépend plus de la pression atmosphérique que d’un choix opéré par le gorille. Le catalogue des parfums donne un aperçu complet des états d’âme du clan.

La colère est une fève de cacao. Chez les gorillons, elle n’est pas éclose et dort sous la gangue, sa fragrance est la trace d’une émotion plus jouée que ressentie, une émotion que la maturité et les âges nouveaux de l’adulte transformeront en conquête du pouvoir et stimulera la violence jusqu’au meurtre.

La joie et l’empathie ressemblent aux bouffées jaillissantes de l’épluchage des bananes, une vague brusque prenant les narines et laissant pantois l’affamé se jetant sur le fruit, une vague qui retombe et abandonne un nœud sur l’estomac, une vague que l’on espère heureuse, mais que le temps révèle comme un écœurement.

La tristesse arrive sous la forme d’une brise chaude transportant des pacotilles de sable, petits cristaux de nacre laissant traîner des étincelles d’argent, des presque transparences irisées par la sueur de la pince des crabes ou les larmes globuleuses et luminescentes des homards ébouillantés.

La jalousie hésite entre un parfum de lichens surmonté d’une pointe de bière et d’un relent de poulailler sous le soleil de midi. C’est une senteur âcre qui pique les narines et se révèle astringente lorsqu’elle atteint la carène de l’embranchement pulmonaire. La musculature abdominale se contracte et l’estomac se remplit de bile.

L’amour n’a pas d’odeur, du moins dans son commencement. Il débute par une impression d’effacement et de tromperie vertigineuse ressemblant à la sensation vive du gel. Une piqure escamotant le froid par l’illusion de la chaleur. Derrière la supercherie, lentement émergent des pointes visqueuses et maritimes, une saveur proche de l’instant précis où l’on croque dans la chair d’une huitre avant d’être anesthésié par la morsure du citron. C’est une note de tête, rapide, garnie par l’éphémère de la bergamote.

Le mensonge imprègne durablement les poils du torse avec la prégnance d’une crème caramel. Une note de fond avec les gammes entremêlées  de vanille, de frangipanier, de la résine d’Opopanax et du bois de santal. Cette odeur est retorse, semble toujours demeurer en suspension dans l’atmosphère et peut ressurgir à tout instant.

L’agonie s’installe comme une note de cœur et ne persiste que quelques heures. Son jasmin entrave la respiration et trouble les sens. L’espoir ressemble à ces feuilles d’orangers, pétales immaculés que l’arbre escompte retenir, mais que la brise arrache sans pitié. C’est une exhalaison qui attire et repousse, qui empêche de détourner le regard, mais maintient une distance jusqu’à l’instant où elle s’évapore.

Enfin, le parfum de la mort mélange le sucre et la viande. Il se propose comme l’invitation à un interminable banquet, mais dont le convive tarde à se joindre en prétextant l’impossible choix d’un costume présentable et adapté à la situation.

Édouard pourrait encore s’égarer sur les mille fragrances de la vie, mais la main de la fille tremble d’impatience, brièvement comme une fatigue trop retenue. Le gorille se demande pourquoi les humains dissimulent la force du naturel derrière des prisons chimiques et s’écartent du monde réel.

La paume s’est ouverte et le doigt du singe est à nouveau libre.


à suivre…

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