La première difficulté impactant la vie d’une danseuse vroum-vroum novice est de trouver un lupanar où s’installer durablement. Il faut séduire le gérant, souvent un gros ventripotent qui confond service dû aux clients et maitrise de l’art érotique.
Ce genre d’animal conserve des prudences de commerçants et s’évertue à faire passer des entretiens d’embauche afin de vérifier la valeur réelle de la marchandise. Il soupèse les filles comme le ferait un quincailler avec des boîtes de clous, puis rend une sentence imbécile et indiscutable.
Le gérant d’Aux demoiselles décoiffées, Jeff quelque chose, ne dérogeait pas à la règle, et semblant engourdi sur son fauteuil directorial, évaluait le potentiel de Ginette. Ses doigts boudinés tapotaient sur le marbre d’une copie approximative des bourgeois de Calais, une œuvre du sculpteur Rodin, déposée sur le cuir de son bureau.
Ginette comprit instantanément qu’il hésitait, et que malheureusement, la balance penchait du mauvais côté. Elle tenait à cette place, parce que le lieu était médiocre et garantirait une absence de publicité à son existence à elle. Elle avait conscience d’avoir déniché la planque à partir de laquelle elle pourrait tranquillement développer son activité de massacre sans être inquiétée. Pour renverser le destin, elle eut l’idée de lui vendre une formule qui piquerait sa curiosité.
– Jeff, vous êtes un homme intelligent.
– Et ?
– La valeur des choses, des filles, si vous préférez, c’est dans l’imaginaire. Tous les soirs, la salle est remplie de vieux monsieur barbant ou de jeunes sans imagination. Pour les uns, le fantasme s’est perdu, pour les autres, trop frais, ils ne voient que leurs queues et s’imaginent être les détenteurs du phare d’Alexandrie. Un truc qui monte très haut avec une flamme au bout… C’est pas vrai ?
– Ben, un homme est un homme, quel que soit l’âge.
– Pour les pâtisseries, l’envie c’est quand on les voit dans la vitrine, après, souvent, ça reste sur le ventre.
– Qu’est-ce que tu proposes ?
– Des mots avec de la magie, un truc qui emballe parce qu’on ne sait pas ce qu’il y a dedans.
– Je ne comprends pas.
– C’est simple, il faut laisser les clients en permanence derrière la vitrine avec l’espérance qu’un jour, ils entreront dans la boutique pour goûter au sucre et à la crème.
– Comment tu fais ça ?
– Avec les mots et la magie, rien de plus simple, un nom de scène qui raconte une chose de moi, mais jamais je leur montre. Ils patientent à chaque show, et pouf, la lumière s’éteint au moment crucial. Il ne reste que le nom de scène avec son enchantement, alors leurs imaginations font le reste.
– Quel nom ?
– Ginette.
– C’est tout ?
– Tu mettras un panneau devant la boîte :
dès ce soir nouvelle attraction
Ginette
la danseuse aux pieds de safran
Le gérant se gratta le crâne et Ginette poursuivit.
– Ils voudront voir, mais sous mes escarpins, je porterai des chaussettes de soies. Après la danse, comme si j’étais vaincue et soumise, je ferai mine de les retirer, mais je te l’ai dit, pouf, ce maudit projecteur part en carafe. La lumière revient, la scène est vide. Tu me programmes pour le soir suivant, et le soir d’après, et encore, et encore, et ce maudit projecteur fera toujours des siennes. Je resterai une éternelle pâtisserie. Qu’est-ce que tu en dis ?
– Tu commences ce soir, tu danses bien, au moins ?
– Je pratique des danses que tu n’as jamais vues et certaines qu’il serait mieux que tu ne voies jamais.
Ginette visita la loge des filles qui était vide à cette heure du jour. Jeff demanda si elle avait un coin pour crécher, parce qu’il fournissait des solutions pas chères, si jamais, à payer directement ou à déduire des cachets. D’un rire, elle expliqua qu’elle saurait bien trouver un gogo en guise de logeur parmi les clients du soir.
Le gérant lui montra le casier pour les affaires, expliqua que les boissons étaient à demi-tarif pour le personnel, mais que le mieux était de se les faire offrir par les consommateurs et que les autres filles s’appelaient Vanessa, une rousse, Josepha, une petite grosse qui provoquait des émois étranges chez les plus jeunes et Huguette qui avait l’air d’être une éternelle innocente, particulièrement prisée par le procureur et les avocats de la cour.
Les hommes fréquentant le lupanar étaient pour la plupart des individus normaux sans travers excessivement vicieux, toutefois, elle devrait se méfier de l’inspecteur de police, un être sans consistance et sans prénom qui buvait des camomilles et ne touchait jamais à la marchandise. Personne n’aurait deviné qu’il était membre des forces de l’ordre sans la présentation de sa carte police au premier soir de sa venue, geste idiot d’autorité afin d’obtenir le droit d’avaler de la tisane, chose parfaitement ridicule dans un lieu de débauche.
Jeff la planta là, lui indiquant qu’elle n’aurait qu’à claquer la porte en sortant et que les shows commençaient à 21 heure, on est en province et les gens honnêtes se couchent tôt. Elle passerait en troisième position, vers 23 heure. « Hasta la vista, baby », lâcha-t-il en regagnant son bureau à l’étage supérieur.
Ginette savait que c’était un con, mais que par essence, les gens de son espèce n’étaient pas des méchants.
Se retrouvant seule, elle rangea soigneusement dans son casier, l’étole rouge, le mouchoir, la plume et ses nouvelles chaussettes de scène en soie de Chine. Elle danserait avec patience, attendant le jour où un message de l’initié indiquerait l’exigence d’une mission, alors elle entrerait en transe afin de se laisser guider par l’intuition vers le coupable désigné par le destin.
Mais pour l’instant, son art serait de séduire au mieux des hommes que la solitude ou le vice maintient dans une mentalité médiocre, de se garder à distance d’un buveur de camomille et de gagner la confiance de ses trois nouvelles copines à venir.
On est danseuse vroum-vroum par vocation, donc pas question de se plaindre de la banalité des jours, alors Ginette savourait toutes les satisfactions qui se présentaient. Elle avait un faible pour l’alcool de Marasquin dont le goût d’amande trahissait l’éventuelle présence du cyanure.
Le risque d’être empoisonnée sans s’en rendre compte en croyant déguster une simple saveur sucrée stimulait une crainte irraisonnée qui aiguisait son plaisir. Il faut savoir que l’empoisonnement était le châtiment réservé aux danseuses vroum-vroum ayant provoqué la mort d’un innocent, passant de justicières à criminelles.
Seuls les êtres vraiment purs ont le droit et le devoir d’être des assassins. Les règles de la confrérie étaient claires et sans appel, elle s’y conformait sans aucune intention de révolte. Le meurtre est un délice lorsqu’il se réalise avec la légitimité de la justice, mais une horreur quand la victime ne mérite pas son sort.
Sur le côté se trouvait une table avec un miroir entouré d’ampoules électriques. Une trousse de maquillage au bleu délavé était disposée devant et baillait en offrant à la vue quelques tubes de rouge à lèvres entamés et partagés par toutes les filles du lupanar. Au-dessus, sur le mur, un poster de Marylin Monroe laissait éclater un sourire figé par la grâce de la photographie.
Ginette essaya de calculer l’âge qu’aurait la comédienne à cette date et s’imagina la figure d’une vieille femme délaissée par les hommes, une beauté décrépie dont la solitude serait écrasante en regard de l’adulation qui fut la sienne au temps de sa splendeur. Mourir jeune est parfois une chance ou un choix qui préserve de l’avenir. Une tache indéfinissable faisait gondoler le papier de l‘image au niveau de la bouche voluptueuse et Ginette supposa qu’un jeune intrépide s’était imaginé des choses inavouables.
À gauche, deux lampes avec des abat-jours en tissu rouge diffusaient une lueur qui encourageait des appétits d’alcôve, des chaleurs estivales et une envie de moisson, étendues, robes légères, au centre d’un champ de blé mélangé de coquelicots. Au milieu des épis, elle imagina la rousse, adossée au papier peint représentant le paysage bucolique de la campagne, stimulant les ardeurs d’un prêtre déluré et se sachant autopardonné par lui-même et la mansuétude de son Dieu, s’inquiétant uniquement du trou que provoquerait son obole pour cette incartade dans les finances du diocèse.
Cette loge avait vu des choses qu’encore une fois, résolument, ma mère m’a interdit de nommer ici.
Plus loin, deux fauteuils en rotin, côte à côte, semblaient se materner et permettre des confidences de femme à femme au sujet des états du corps et de ces empêchements qui surviennent avec le rythme des marées lunaires. De petites couvertures garnissaient les accoudoirs et pouvaient être facilement dépliées sur les jambes.
Un chauffage électrique, avec son miroir reflétant les filaments éteints du corps de chauffe, était posé sur le sol et raccordé à la prise sur le côté de la porte. Un gros poussoir violet permettait l’enclenchement de l’objet. Ginette fit jouer le mécanisme et un rouge tendre, proche de l’orange, répandit une chaleur réconfortante dans la pièce. Elle s’installa confortablement dans l’un des fauteuils et détailla le reste de la chambre.
La peinture du plafond était fendillées et à un endroit, une miette de peinture se détachait, mais restait accrochée par un mince raccord. Une étagère à plusieurs niveaux était envahie, par une foule de chaussures disparates, mais les montants, comme les barreaux d’une cage retiennent les tigres, empêchaient la fuite des godasses. Sur le sol, un tapis d’Orient à la trame élimée s’étirait entre les murs. Trop grand, il débordait en faisant une vague gondolée contre la plainte boisée. Personne ne s’était risqué à le couper afin de l’ajuster, certainement par crainte de réveiller une colère de Jeff.
Y a pas à dire, dans ce foutoir, elle se sentirait bien et passerait inaperçue.
les chroniques
ou comment expérimenter sans contrainte la rédaction d’un récit à épisode où vous pourrez suivre les aventures de Ginette, la danseuse vroum-vroum, et de l’inspecteur Couturier, les deux protagonistes d’une série de meurtres gardé secrets jusqu’à ce jour.
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