Personne n’imagine l’effort nécessaire afin de devenir une danseuse vroum-vroum accomplie. Les heures de souffrances aux deux barres, celle qui est horizontale et étire le corps et les jambes vers l’oubli de l’existence, puis celle qui est verticale et exige la connaissance de la force et de l’équilibre. La conjonction de ce double entrainement permet d’acquérir tout ce qui sera indispensable au long des parcours, celui de la scène avec sa lumière et ses regards, puis celui de l’ombre, l’endroit des meurtres et des tâches obscurs.
La cérémonie de remise de diplôme est modeste et se tient dans une grange de bois aux planches disjointes et transpercée du vent engrossé par les éclats givrés de décembre. Le public peu nombreux est constitué d’initiés, tels que les maîtres de bal et les survivantes des volées précédentes.
Rares sont les danseuses vroum-vroum qui dépassent la quarantaine. Les quelques intrépides ayant survolé le temps, portent sur elles les médailles des combats passés, innombrables cicatrices, révélant leur niveau de compétence et leur aptitude à propager la mort.
La cérémonie intronisant une nouvelle vierge tueuse est d’une simplicité déroutante. L’Initié, celui qui savait, sait et saura la totalité de l’essence du monde, s’approche de la novice, lui recouvre les épaules avec une étole pourpre comme le sang de la mort, dépose sur la main entrouverte un mouchoir de dentelle, symbole de larmes amères et conclu les actes du passage en libérant une plume légère qui s’envole et disparait avec la facilité d’une vie perdue. La danseuse, dès cette minute, n’a plus l’obligation à la virginité et dispose du droit et du devoir de prendre sa première victime avant la levée du jour.
Telle est la gloire simple du premier temps où commence la mission et s’accomplit le meurtre initial.
Tuer n’est pas une chose aisée, Ginette, la nouvelle danseuse vroum-vroum en avait parfaitement conscience et se préparait à accomplir sa tâche avec sérieux et concentration. Elle ne connaissait pas encore sa victime, mais le destin désignait de son doigt vengeur un entrepreneur ventripotent et laid abusant de ses employées et méprisant les lois protégeant les ouvriers.
Le génie de l’exploitation coulait dans ses veines et l’encourageait à profiter des malheurs des autres afin de faire croître sa fortune personnelle. Il s’imaginait propriétaire d’un cheptel qu’il pouvait tondre, égorger et engrosser à volonté jusqu’à posséder une multitude de bâtards assurant sa perdurance génétique. Malade de l’orgueil, il ne s’en rendait nullement compte et estimait mériter ce droit divin permettant de régner sur une petite vallée industrielle, sans éducation et sans soleil.
Sur ce territoire, personne ne s’opposait à lui, alors il brigua et obtint le poste de député sous les couleurs du parti conservateur. Sa notoriété fut renforcée lorsqu’il fut admis dans un club de notables pratiquant la bienfaisance et l’embellissement des infrastructures du pays. Il organisa chez lui des soirées en costard et champagne, moments délicieux agrémentés par le babillage doucereux des femmes de bonne famille.
Les visages timides de celles-ci étaient illuminés, les reflets des yeux de biche nichés au-dessus de l’échancrure des robes, toutes élaborées de tissus de luxe. Légèrement émues, dans cet état qui précède la pâmoison, elles lâchaient de petits rires émaillés par les sous-entendus concernant la similitude de faciès de certains employés de maison, ceux qui humblement faisaient le service des petits fours, avec les visages disgracieux des bâtards. Elles se gaussaient discrètement des osmoses évidentes entre les figures des domestiques et les traits les plus affirmés du maître de maison. Dans un gloussement, on s’interrogeait sur la taille estimée de l’attribut le plus viril de l’hôte, cela faisait des flottements, et plus d’une se perdaient en imagination vers un couloir sombre où elles se laisseraient prendre debout contre le chambranle d’une porte. Elles lâcheraient des soupirs comme des reproches, mais inviteraient le braquemart du monstre à usiner jusqu’à l’aboutissement de la déraison.
Mais ces imaginations comme toutes les imaginations ne durent qu’un temps et les maris, toujours insipides, s’accrochaient, telles des ancres, aux bras de leurs épouses avant de les entraîner vers la couche nuptiale usuelle et une régulière activité missionnaire.
Ces repas étaient l’occasion d’une levée de fonds électoraux ou de moyens supplémentaires afin d’assurer l’acquisition d’objets originaux pour le musée d’art moderne portant le nom étrange de « Collapse Muséum ». Ces instants privilégiés avaient la tristesse des soirées de riche. Quand le dernier convive éclipsait, James, puisque c’était son prénom, dénouait ses chaussures, se débarrassait de son veston, puis de son gilet avant de s’installer sur la balancelle de la véranda. Il se faisait servir un whisky, exigeait qu’on le laissât seul, écoutait le bruit lointain des meubles que l’on déplaçait, de la vaisselle rangée en grandes piles d’assiettes et profitait de ses odeurs corporelles, goûtant particulièrement à ses flatulences sonores imprégnées par les fragrances du champagne. Se revendiquant d’une extraction ordinaire, James aimait que ça pue.
Ailleurs, dans la grange, comme le veut la tradition, Ginette se dénuda et quitta l’abri du bâtiment uniquement revêtue de l’étole rouge. Pieds nus, grâce à de grandes enjambées, elle fendit la neige recouvrant la plaine jusqu’à la lisière du bois où se tenait un cheval noir. L’animal ne broncha pas et elle l’enfourcha avec autorité. Le temps était compté jusqu’à l’arrivée de la fileuse aux doigts de rose, car elle devait accomplir l’assassinat rituel avant le levé du jour. Ils galopèrent à travers bois et s’infiltrèrent entre les habitations endormies de la bourgade, allant en direction du quartier chic des gens aisés, quelques manoirs séparés par des haies de cyprès et de vastes terrains arborés garantissant la tranquillité et la discrétion de chacun.
Malgré l’assurance des habitants dans la sécurité de ces lieux, ce ne sont que des forteresses de porcelaine vainement équipée avec des caméras de surveillance à l’usage inutile contre la magie des danseuses vroum-vroum.
Ginette laissa le cheval à bonne distance et s’approcha de la véranda enveloppée par une sorte de brume précédant ses pas et la dissimulant. Invisible, elle observa le gros James afin de vérifier qu’il était bien la victime désignée.
Aucune information ne lui avait été transmise et seul son instinct l’avait mené jusqu’à cet endroit. Les âmes odieuses appellent sur elles la punition définitive des danseuses vroum-vroum, mais l’éthique de celles-ci, avant l’exécution, les oblige à capter les signes confirmant le désignation. L’homme regardait exactement dans la direction de la danseuse, mais sa vision passait au travers d’un vide insaisissable sans remarquer aucunement la présence d’une femme presque nue, patientant à trois mètres de lui, en pleine lumière et dont la dureté des traits se marquait de plus en plus avec le temps passant. Content de lui, il émit un pet sonore à l’odeur embarrassante et songea à la nouvelle petite femme de chambre, arrivée dans la journée, qu’il trousserait ce soir encore, par-derrière, parce que son minois lui était déplaisant. Il lui imposerait de se pencher sur le plateau d’acajou du bureau, de relever la jupette noire avec le tablier blanc de dentelles et lui recommanderait de ne rien renverser. Il appréciait de culbuter ces roseaux fragiles parce que ces êtres faibles n’osaient pas résister et conservaient un mutisme grave qui ne perturbait pas la gymnastique. Être le maître demandait une l’autorité qui n’était pas donnée au commun des mortels et il avait acquis la certitude qu’en définitive, le plaisir était partagé.
Dans la main de Ginette, une légère plume était apparue. Elle ouvrit sa paume et celle-ci s’envola en tourbillonnant. Le signe était sans équivoque, alors maintenant de manière sûre, la durée de la vie de James atteignait sa limite et la brume se dissipa.
L’homme ne fut pas surpris par le miracle. Une fille presque dévêtue se matérialisa devant lui et il songea à une surprise préparée par ses amis de la société de bienfaisance. Une sorte de récompense à ses accointements, la corruption acceptée validant l’installation d’une usine d’aluminium à la double bordure des quartiers pauvres et de la réserve naturelle de l’État. Déjà, il tirait sur sa braguette, persuadé qu’il avait suffisamment de réserve et de vigueur pour combler l’apparition, puis la soubrette. Il se pinça la lèvre inférieure en se délectant des soubresauts à venir. La main égarée dans son pantalon, il s’inquiéta du froid et vérifia la rigidité de son membre. Tout était à sa place et un sourire gluant s’étala sur son visage, il n’avait plus qu’à profiter de la jouissance.
Ginette entreprit la chorégraphie se souvenant avec aisance des mouvements et des souplesses qui amorcent le processus. Elle trouva immédiatement la facilité des gestes et n’eut plus besoin de la mémoire des choses, car tout était devenu naturel et limpide. La danse évoluait vers la beauté pure et l’homme oublia ses désirs libidineux, se laissa envahir par une émotion oubliée depuis les temps de l’enfance, le bonheur des plaisirs simples, cette limonade fraiche en été, ce chocolat chaud reçut sur la rive d’un lac gelé après un après-midi de patinage, la main de sa mère redressant une mèche de cheveux ébouriffés, le petit chat trouvé dans le jardin et qui vient se frotter contre la jambe, puis surtout, ce premier baiser avec une insolente en salopette, partagé en secret comme un défi de gamins à l’encontre du monde des adultes.
Sans que Ginette ne modifia quoi que se soit, la mort s’installa dans les cadences et James perçus l’immensité du contraste se formant. L’incroyable bonheur ressenti auparavant le plongea dans une amertume insurmontable. La certitude de son destin lui arracha un bref et dérisoire gémissement. Ce n’est pas toute sa fortune qu’il perdait ce soir-là, mais bien le vrai bonheur révélé par l’art de la danseuse et dont la valeur était bien plus inestimable que son pouvoir, ses propriétés et ses conquêtes.
L’enfer n’est pas fait de flammes avec le temps éternel des bûchers, mais de la compréhension de ce qui est perdu, ce qui est détruit et pollué par les ambitions. Ce n’est pas les remords des horreurs, mais les joies abandonnées sur le chemin qui plongent les monstres dans les ténèbres.
L’apogée de la danse arrive avec ce moment où la douleur du supplicié atteint le sommet des regrets, alors à cet instant la cruauté des danseuses vroum-vroum est totale. James, arrivé au point culminant du mal être, se mordit la langue et la coupa en deux, trouvant cette violence insuffisante pour l’apaiser, même temporairement. Alors, à ce temps précis de souffrance absolue, Ginette décocha en un éclair, dans l’extension de la jambe et sous le couperet de l’orteil, un coup si violent qu’elle décapita le député.
Leurs œuvres accomplies, les danseuses vroum-vroum se saisissent de la tête des cadavres, abandonnent le corps et disparaissent.
Sur le cheval en parcourant les champs de neige, tenant la caboche sanglante de l’homme dans l’étole pourpre, et portant parfois le mouchoir de dentelles sur ses joues à elle afin d’essuyer ses larmes, Ginette s’en retournait après cette initiation parfaitement réussie.
les chroniques
ou comment expérimenter sans contrainte la rédaction d’un récit à épisode où vous pourrez suivre les aventures de Ginette, la danseuse vroum-vroum, et de l’inspecteur Couturier, les deux protagonistes d’une série de meurtres gardé secrets jusqu’à ce jour.
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