8. là où Ginette fait du repassage avec Couturier

Après sa prestation, Ginette, guignant au travers de l’ouverture du rideau de scène, posa un regard sur la salle cherchant le gogo qui lui accorderait l’asile pour la nuit. Tout au fond, à une table ronde engoncée dans un creux de la paroi, un gars très terne tenait à la main un pot de tisane dont il s’était renversé la grande partie sur son pantalon, sans s’en apercevoir. Son air béat indiquait qu’il était plus un abruti indécis qu’un indélicat à la main baladeuse. Elle retourna à la loge et s’équipa de bas résille à larges losanges, une de ces babioles qui allonge l’aspect des jambes les plus courtes étendit une fine couche de rouge sur ses lèvres et ajusta soigneusement une mèche de cheveux afin de faire transparaître un caractère rebelle, mais tendrement dissimulé. Elle tourna sur elle-même devant le miroir, ajustant son chemisier dans la jupe et vérifiant la cambrure de ses fesses. Elle eut conscience d’être un appât parfait sur lequel toutes les mouches du monde se poseraient sans hésiter.

Les autres filles regardaient son manège en laissant percer des signes de jalousie et en devinant que cette concurrente les priverait d’une partie des revenus habituels.

Couturier ne se remettait pas du spectacle extraordinaire qui s’était déroulé sous ses yeux. Ginette, la danseuse vroum-vroum, avait cristallisé l’atmosphère et tous les hommes de la salle avaient eu le sentiment d’un air devenu, le temps d’une danse, aussi solide que du granit. Si pareille chose s’était produite lors d’une finale internationale d’un concours d’apnée, le jury n’aurait pas su comment départager les finalistes. Heureusement, avant la fille suivante, un magicien proposait des tours de cartes dont tout le monde s’en foutait, mais qui avaient l’avantage de redonner un peu de fluidité à l’oxygène. Marcel, le serveur derrière le bar, essuyait pour la quatorzième fois le même verre, dont on peut convenir qu’il déjà à la fois sec et propre.

Le froid du pantalon mouillé extirpa Couturier de sa léthargie, il reposa la tisane sur la table et croisa les jambes tant bien que mal en espérant dissimuler cette tache que les gens auraient pu interpréter sournoisement. La lumière avait été rallumée, mais seulement à demi afin de propager une ambiance d’intimité où les filles et les gogos pourraient se trouver, sans pour autant être réellement visibles. C’est un de ces subterfuges où tout se voit, mais où chacun s’estime suffisamment invisible pour se laisser aller à quelques discrètes cochonneries.

D’un geste, l’inspecteur désactiva les mouvements d’essuyages répétitifs de Marcel et commanda une tisane afin de remplacer la première en partie renversée et assurément déjà froide. Le magicien fit apparaître un as de cœur sous le nez d’un spectateur, et celui-ci, n’ayant prêté aucune attention aux manipulations, fit semblant d’être éberlué. Une ampoule arrivée à bout de souffle rendit l’âme avec grésillement pathétique, plongeant la table de Couturier encore plus dans l’ombre. Un coup de vent terrible fit claquer la porte de l’établissement et un froid mortel se répandit en faisant frissonner l’assistance. C’est à cet instant précis que Ginette, traversant le rideau des artistes, pénétra dans la pièce assombrie et sans regarder autrement que devant elle, se dirigea vers l’inspecteur. Tous les regards s’accrochèrent à son déplacement. Elle semblait flotter au-dessus du sol, seul un déhanchement léger rappelait qu’elle n’était pas un fantôme, mais un être de chair. Afin de l’accueillir poliment, Couturier se leva brusquement et se fracassa la tête contre les moulures de plâtre dissimulant les appliques, mais il ne sentit rien. La poussière du gypse l’enveloppa brièvement comme une farandole d’étincelles mourantes et peu après, ses habits ressemblèrent à ceux d’une vieille femme oubliée depuis longtemps par la vie et les hommes.

C’est avec cet accoutrement involontaire qu’il laissa entrer Ginette dans son existence. Ne s’occupant nullement de lui, elle s’était installée sur la banquette et attendait le moment où il penserait à s’asseoir. Elle savait, avec amusement, que les hommes restent parfois des épouvantails durant de nombreuses minutes avant de recouvrer leurs esprits. En attendant ce miracle, elle ordonna à Marcel de lui servir un Martini avec une larme de Marasquin, une manière d’adoucir l’amertume cachée de l’alcool, dit-elle avec un rire léger, puis gardant cette pensée pour elle, retrouver l’odeur et la gravité du cyanure.

L’homme enfin, s’installa mollement à côté d’elle, figure d’épagneul qui sans rien dire, sans rien oser, pose sa gueule bavante sur le sol devant le maître et contient son regard, s’abreuve au supplice de l’attente avec l’espoir d’un mot, d’une phrase, voire même une croquette. Ginette rompit le silence.

– Vous n’habitez pas trop loin, j’espère ?
– Ben…
– Je suis fatiguée, ça vaudrait mieux, et je n’aimerais pas trop tarder.
– Ben…
– Que ça soit clair, c’est votre lit qui m’intéresse, je suis fatiguée, je vous l’ai dit, n’imaginez pas la rencontre du soleil avec la lune.
– Ben…
– Vous être lassant, on ferait mieux de partir. Je vais prendre un manteau et ma valise. Vous m’attendrez devant, avec un parapluie, s’il pleut encore.

Avant de se lever, elle l’examina une dernière fois et crut un instant l’avoir rencontré auparavant. Comme pareil fait n’avait pas marqué son esprit, elle supposa que c’était une de ces ombres qui traversent la vie sans que personne en les remarque, petit employé comptable d’un grand magasin, fonctionnaire à la mine grise énumérant les jours jusqu’aux vacances, cadre médiocre d’une usine en faillite ou autoentrepreneur ayant risqué inutilement sa maigre fortune dans une activité non rentable à long terme, souvent le transport de personnes ou la livraison à domicile de la nourriture vite faite. Il avait dans le regard, cet échappement émouvant des gens qui ratent tout, mais ne peuvent s’empêcher de recommencer encore et encore. Avoir une telle femme à côté de lui représenterait l’espérance d’une vie autrement. Elle, saurait en profiter tant qu’il rongerait cet os, et pour peu que l’appartement soit plaisant, elle poursuivrait tranquillement ses activités de danseuse et de tueuse.

Alors qu’il demandait l’addition, elle s’en alla n’ayant touché que du bout des lèvres le Martini Marasquin. Après son départ, Couturier, mû par une irrépressible impulsion, goûta le verre à l’endroit où il subsistait un peu de rouge, un peu de l’odeur de cette femme, mais l’effluve disparût rapidement derrière la fragrance des amandes.
Il la retrouva sur la rue, sans parapluie, heureusement, il ne pleuvait plus. Emballée dans un manteau qui laissait filer ses jambes, Ginette lui tendit une petite valise.

– Montrez-moi le chemin.

Avec le froid de la nuit, une brève vapeur s’échappa entre les mots et glissa sur le côté du visage, alors Couturier sut qu’il devait se dépêcher avant qu’elle ne prenne froid. Saisissant le bagage, il osa d’une voix timide.

– Suivez-moi, ce n’est pas très loin… Mais, il y a du chemin.

La danseuse fut étonnée par le timbre de l’homme. Quelque chose contredisait toutes les suppositions qu’elle avait échafaudées sur la médiocrité de l’individu. Un vrillement, comme une pointe d’ironie, avait imprégné les dernières paroles, et cette histoire de chemin, prononcée de cette façon, prenait un tour nouveau. Elle pensa : peut-être un risque ?

Il ne prêtait pas attention à l’inquiétude naissante de la danseuse et l’entraina à sa suite vers le logis. Il marchait rapidement et buta maladroitement sur une clef à molette trainant entre les pavés jouxtant le canal, de la pointe de son soulier, il l’écarta, elle tomba dans l’eau avec un grand « plouf ». Il ne voulait pas que la femme se blessât en marchant dessus et ne puisse plus exécuter son numéro au lupanar.

L’enchaînement des événements de la journée lui avait complètement fait oublier l’état catastrophique dans lequel se trouvait son appartement.

Pour l’instant, il jouissait de l’écoute et de l’élégance de ces pas de femme sonnants proche et derrière lui. Une mélodie formidable contenant la force et la ténacité du Boléro de Ravel, la souplesse du passage d’une girafe dans la savane et la saveur d’un vent portant la sensation d’une pluie de juin. Le bonheur tient à si peu, tels une beauté fugace, une odeur rapide ou un geste tendre. Il n’imaginait rien de sexuel, juste une présence et des paroles échangées quotidiennement au matin, rituel confirmant que l’on est à l’autre et que l’autre est à soi. Une propriété partagée qui n’est pas une propriété, mais une durée où se cherchent les notes de l’harmonie. Bien sûr, la beauté y aurait sa place, et il se réjouissait en rêve d’accepter que cette beauté, cette élégance de danseuse, acquiert avec le temps passant, les qualités de la succession des âges et le charme grave du désagrègement partagé. Les vieux qui s’aiment laissent transparaître une pureté qui efface toutes les laideurs, alors il n’est plus question de se laisser à regretter les splendeurs fugaces de la jeunesse.

Soudainement, la maison fut là, et lui, avec son cœur remplit d’une tendresse nouvelle continua devant elle afin d’ouvrir le chemin et grimper à l’étage. Arrivé à l’appartement, il se dégagea sur le côté pour, élégamment, la faire entrer avant lui, alors tendit le bras et actionna la poignée. Les gonds cédèrent et la porte réparée provisoirement s’effondra à l’intérieur vers le couloir d’entrée dévoilant aux yeux de Ginette, « l’entremêla » de linges et d’habits suspendus à des ficelles au-dessus du parquet gondolé. Une bouffée humide et moisie monta aux narines, un pan de la tapisserie se décolla du mur avec un étrange bruit de succion et par couronner le tout, un court-circuit électrique lâcha une boule de feu et de fumée avant de plonger tout l’immeuble dans le noir. La voisine du dessous hurla que cela suffisait, alors Couturier murmura :

– J’avais oublié ce détail.

Il se faufila jusqu’à la commode où étaient rangés les fusibles, chercha à tâtons, gagna la cave et l’armoire électrique commune où il changea le plomb endommagé, un gros de vingt-cinq ampères. La lumière rétablie, il remonta.

Entre-temps, Ginette avait entrepris de dépendre la lessive et de la déposer sur l’un des fauteuils en rotin du salon. Son travail était déjà bien avancé lorsque Couturier réapparut. Il comprit qu’elle avait inspecté toutes les chambres et découvert le fer à repasser et la planche ad hoc. Elle avait accroché son manteau à un angle de la bibliothèque et laissé son bagage contre la collection de l’encyclopédie « Universalis » stocké à la base du meuble pour mieux assurer l’équilibre de celui-ci et de toute la littérature des étages supérieurs.

L’inspecteur se débarrassa de sa gabardine, retroussa ses manches et se mit au repassage. Soit Ginette apportait de nouveaux linges ou habits, soit elle pliait consciencieusement les pièces repassées et les entassait sur le deuxième fauteuil, puis arrivée à la fin de ces tâches, elle enleva toutes les ficelles qui parcouraient l’appartement en les pliants soigneusement comme on le fait avec les cordes alpinisme.

Arriva le moment où il fallut penser à dormir. Couturier envisagea d’assembler les deux fauteuils en rotin pour former une couche acceptable, mais surtout d’offrir sa chambre et son lit à son invitée, car il n’était pas un de ces hommes qui profitent des situations.

Ginette de son côté, regardait son étrange hôte, pensait au tableau lamentable de l’appartement et supposa que l’homme, dépassé par ses maladresses, vivait dans un état permanent de catastrophe. Elle se laissa attendrir, tira un parallèle avec le personnage d’un film vu durant son enfance, l’histoire d’un grand échalas fumant la pipe et passant des vacances en bord de mer. Un maladroit toujours à deux doigts de décrocher une fille jolie et drôle, une fille comme de la brise d’été, un souffle qui agite les drapeaux et, on ne sait pas pourquoi, soudainement, ils pendent le long du mat.

Contrairement à la légende, les danseuses vroum-vroum n’ont pas un cœur de pierre.

Elle lui prit la main et l’attira vers le lit.

1 commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *