Sous la pluie, entre les éclaircies de soleil, le temps s’était écoulé plus vite que l’imaginait Ginette.
Elle s’était oubliée devant la vitrine d’un magasin, admirant un sac en cuir serti de figurines en argents représentants des danseuses exotiques. Les postures étaient pleines d’élan et dévoilaient une suite de chorégraphies ressemblant à la gestuelle élémentaire des danses vroum-vroum.
A propos de celles-ci, il ne faut pas croire que seules existent les bacchanales de la révélation et de la sentence, il y a un répertoire infini et toujours renouvelé qui permet de garantir, entre autres, la séduction, l’apaisement, la tendresse et les différentes joies des plaisirs charnels.
Sans connaître la fonction exacte dessinée par l’agencement des décorations sur la maroquinerie, Ginette essaya chaque mouvement de la composition en conservant une lenteur et une grâce permettant d’intégrer la gravité de la gestique. Elle comprit qu’il s’agissait d’un ballet de séduction contenant son lot de roueries et vraisemblablement destinée aux hommes mûrs et solitaires. Ayant fait le tour de la séquence, elle décida de ne jamais l’interpréter devant quelque homme que soit, car le pauvre tomberait immédiatement sous son charme et elle ne pourrait pas conserver la tranquillité et la liberté d’une femme célibataire.
Il était temps de rejoindre le lupanar et de se préparer pour la représentation du soir, alors elle se détacha de la devanture en reculant, tendant sa main vers la vitre avec les regrets d’une dernière caresse due à un objet destiné à disparaître, mais c’est elle qui se volatilisa dans le mystère d’une rue transversale. Trop pressée de rejoindre son nouveau lieu de travail, elle ne perçut pas la lamentation désespérée de Couturier et en conséquence ne pouvait pas savoir que la magie lascive de cette douce « folia » avait fait son œuvre.
L’inspecteur se sentait comme un abruti, auquel un voleur à la tire, profitant d’un instant de distraction ou d’une astuce, soustrait son portemonnaie et toutes les choses importantes que l’on conserve inutilement à l’intérieur de cet accessoire. Le pauvre subissait les effets d’une immense déception, un vide s’approchant de la perdition et le sentiment d’avoir avalé une boule de pétanque pesant dorénavant sur l’estomac.
Lui rendre son prénom à cet instant ne l’aurait pas soulagé.
Il avait la cruelle certitude d’être devenu un iceberg que le vent pousse vers le sud et son inévitable liquéfaction. La stupidité des hommes amoureux et éconduits les mène dans un brouillard de bêtises et guimauve qu’il est difficile d’expliquer en quelques mots. Couturier en était là et demeura sur place, les bras ballants, la tête remplie de mièvreries confondantes jusqu’à que le froid et l’obscurité l’aient enveloppé, puis pénétré jusqu’au plus profond de ses entrailles. Alors seulement, il s’ébroua légèrement.
Des rats sortaient des caniveaux et parcouraient les pavés, filant droit sur un mètre ou deux, s’immobilisant aux aguets, puis repartant pour une nouvelle étape. L’un d’eux, se posant sur la chaussure mouillée de l’inspecteur, essaya un coup de dent dans le cuir ramolli. Il pinça l’orteil de l’homme, obtenant un rugissement de celui-ci et un réflexe rageur qui envoya valdinguer la bête par-dessus les toits.
Auprès d’une cheminée, deux chats qui n’avaient pas vu le début de la scène s’étonnèrent que ces nuisibles, maintenant, sachent voler. Une chouette, animal fort sage, estima qu’il n’en était rien et qu’on trouverait bien une explication rationnelle à ce prodige. Les animaux de la nuit se turent en patientant jusqu’à la prochaine distraction.
Couturier, malheureux comme un sac d’os, décida de chercher et trouver de la consolation dans la dégustation d’une camomille…
Il avait la sensation d’être à la sortie d’un cauchemar, hésitant entre le factice et le réel en se demandant s’il était réveillé. Il n’avait pas remarqué le passage du jour vers la nuit, la fermeture des magasins et un bref soleil orange qui s’était dissimulé dans le gris des nuages avant de s’effacer. Des chats invisibles, planqués sur le rebord de plomb d’une fenêtre en chien assis, miaulaient une sorte de mélodie mélancolique.
Un bruit régulier de gouttes d’eau provenait d’une impasse couverte et encastrée dans la paroi d’un immeuble dont aucune des fenêtres n’était éclairée. Les rats avaient disparu laissant la place à un alcoolique soliloquant sur les femmes infidèles et les déboires d’un homme rejeté de son travail. Ses habits exhalaient un parfum aigre, contrastant avec son costume d’apparence propre, soit une chemise blanche, un gilet bleu profond, une cravate rouge sombre, une veste taillée sur mesure, des pantalons bien ajustés et une curieuse paire de chaussures noires très à la mode dans les médias. S’apercevant de la présence de Couturier et s’imaginant disposer d’un public attentif, il entreprit de raconter ses malheurs par une suite de borborygmes, d’éclats et de confidences où le volume de la voix, comme trituré par un enfant turbulent, se modifiait sans cesse.
– Ma femme, je dis pas, ma femme… C’est ma femme… Mais, si un autre la saute, ce serait ma femme sautée… Comme des oignons dans une poêle, je dis pas… Ma femme est sautée… Vous comprenez ? Ça vous dirait de boire un verre avec moi ? Z’avez entendu les chats ?
L’homme s’était collé sous le nez de l’inspecteur et déployait ses mains vers la gabardine qu’il attrapa au niveau du col.
– Ça miaule, ces misères… À vous empêcher de penser… Vous trouvez-pas que ça miaule ?
En relevant la tête et fixant les yeux de Couturier.
– Sautée par un rupin… style trois étoiles et personnel de maison, du grave, du solide, du faut pas toucher… Ben, il a eu un accident de fenêtre… Couic… un p’tit pois sauteur, couic, couic… Vous me suivez ? C’est important… Je suis journaliste, que c’est moi qui fais l’opinion… Je fais et je défais des carrières, mais c’est ma femme qui se fait sauter… La vie, c’est du burlesque… Je peux pas écrire que ma femme se fait sauter par un petit pois sauteur qu’a eu un accident de fenêtre ? Peux pas dire que ça ferait crédible, non ? Ça vous dirait de boire un verre avec moi ?
L’inspecteur, en se souvenant de son désir de camomille, sans répondre, essaya de l’écarter, mais l’autre s’accrochait.
– Holà, tout doux, j’vais pas miauler toute la nuit, juste berceuse pour passer le temps avant le grand effondrement, la faillite locale, la banqueroute et la venue des punaises de nuit… Z’avez pas remarqué, les punaises, c’est la nuit, la journée, elles vous laissent tranquille… Ma femme, c’est une punaise qu’est dans la nuit toute la journée… Maintenant, par qui elle se f’ra sauter, on s’le demande ? Peut-être que je devrais la mettre dans un congélateur ? Vous en pensez quoi ?
– Je ne pense rien.
– Oh… Monsieur Gabardine est doué de parole… Ma mère disait qu’il ne faut jamais parler aux inconnus dans la rue… À ce propos, est-ce que je vous connais ? Non… De toute évidence, vous avez l’air d’un plouc… Je ne dis pas ça pour vous offenser, c’est juste factuel. J’ai connu un ministre de la culture qu’avait la même tête que vous… C’est dire la profondeur du plouc… Remarquez, ma femme se faisait sauter par un pois sauteur, lui-même qui s’est fait sauter la caboche par une fenêtre, va falloir qu’elle dégotte de la bite en rade… La mienne, flapie, d’un coup, veut plus faire honneur à une charge de cavalerie et à « une mollusque » de la plaine de Balaklava… Mon vrai problème, c’est le travail, je vais vous dire un scoop… Si c’était féminin, « la scoop », ça s’rait une scoop volante.
L’homme se fendit d’un fou rire inextinguible laissant Couturier pantois, puis il se reprit et continua.
– On m’a viré du journal, j’avais flairé une embrouille… Comme personne ne nous écoute, je divulgue, en pleine rue, je divulgue.
Il inspecta la ruelle d’un air méfiant et sûr de leur solitude, il agrippa le col de la gabardine avec plus de force.
– L’usine d’aluminium… Il y a un pépin dans l’raisin. À la rigueur, ça f’ra du mou, mais jamais du grand crû… Vous comprenez ce que je veux dire ?
L’haleine était insupportable, aussi l’inspecteur se dégagea et bouscula l’ivrogne.
– Allez cuver ailleurs.
– L’ailleurs est toujours quelque part… Ça, c’est philosophique.
Couturier n’en écouta pas plus et prit le chemin des Demoiselles décoiffées. En se pressant, il arriverait à temps pour le show de la danseuse aux pieds de safran. Il se présenta dans la salle et rejoignit sa banquette au moment où la lumière de la scène faisait poindre un halo rouge orange délicieux et que le public sombrait simultanément dans l’obscurité.
Sur une musique indéfinissable, Ginette, le corps emballé dans un tulle transparent, la plume blanche négligemment pincée entre ses lèvres, ses pieds emprisonnés par la soie de longues chaussettes chinoises entra en scène avec une suite de petits pas mesurés, et exécutés avec la finesse d’une panthère des neiges s’avançant sur le dos d’une congère.
Même si l’ambiance était celle d’un soleil couchant, dans l’esprit de Couturier, ce fut une aube.
les chroniques
ou comment expérimenter sans contrainte la rédaction d’un récit à épisode où vous pourrez suivre les aventures de Ginette, la danseuse vroum-vroum, et de l’inspecteur Couturier, les deux protagonistes d’une série de meurtres gardé secrets jusqu’à ce jour.
Brave Couturier, comment lui rendre un prénom et le respect que l’on doit à son grade ?
J’aime le rat qui vole ! Quant à l’usine, j’attends avec impatience… Je vais aller boire un verre avec le journaliste pour en savoir plus. Je n’irai pas au lupanar (peur que Ginette ne me pense pas juste) ni au musée (en tous cas pas pour la biennale). Il me semble que Ginette va faire face à un dillemne; dis-nous en plus, s’il-te-plaît!