Les travaux de remise en état de l’appartement obligèrent Couturier à y passer toute la matinée, écopant, récurant et essuyant les flaques à l’aide de tous les linges dont il disposait. Puis, il arrima un labyrinthe de ficelles en utilisant les gonds supérieurs des battants et suspendit une multitude d’étendards mouillés. Cette forêt de toile ressemblait aux réseaux de drapeaux multicolores que les Tibétains tissent entre les maisons ou accrochent sur les édifices religieux. Une odeur de moisi et d’humidité commença à s’installer, alors il entrouvrit la fenêtre de la cuisine en espérant que cela suffirait. Il choisit une chemise au bleu terne et un pantalon sombre, un gilet avec des poches pour les crayons, une cravate monotone qui n’attirerait l’attention de personne, des chaussettes longues afin de ne pas avoir froid aux pieds et sa gabardine beige sur laquelle traînaient encore quelques feuilles des arbres du square.
Ainsi vêtu, il rejoignit le commissariat juste avant midi et remarqua que pour la première fois depuis son installation en ville, un courrier sommeillait dans la boite aux lettres. L’enveloppe portait l’entête du ministère et avait été postée le matin même. Couturier ne chercha pas par quel miracle, elle lui était déjà parvenue et la décacheta, mais s’enferma dans son bureau avant de sortir le papier de son écrin afin de découvrir le contenu. La missive était anonyme et ne comportait que trois lignes griffonnées en lettres capitales.
un compte en banque est ouvert à votre usage
vous ne m’avez jamais vu
brûlez cette lettre après lecture
L’inspecteur était non-fumeur et ne disposait pas d’un briquet ni de la moindre boîte d’allumettes, alors il se résolut à mâcher le papier à lettre, puis d’avaler la mastication en laissant échapper un curieux bruit de déglutition. Après cet exercice, il était ballonné, mais fut rassuré que le secret de ces trois lignes resta à la seule connaissance de l’estomac. Comme il était trop tôt afin de se présenter à la banque, il remonta le col de sa gabardine et s’en alla en direction du parc en espérant que le banc bénéficierait d’un rayon de soleil, mais le temps était au crachin et des bourrasques s’abattaient sur les toits d’ardoises, des sortes de grands rouleaux gris que le ciel déroulait à l’aide de rafales et agrémentait de bruine. Il se réfugia dans une étroite rue transversale et apparemment protégée du déluge, mais au contraire, le vent stimulé par la sinuosité et l’exiguïté du lieu engendrait d’imprévisibles turbulences chargées d’eau qui venant par en dessous, trempaient l’intérieur de la gabardine. La situation n’aurait pas été pire en Écosse par jour de tempête. Sans réfléchir, il s’enfuit plus loin et se trouva, en quelque sorte, guidé par le souffle déchaîné. Il aboutit directement au pied de la devanture Des Demoiselles décoiffées. Étant sans abri, exténué, pour échapper à l’ouragan, il s’encastra dans l’encadrement de la sortie des artistes. L’endroit était préservé et Couturier se sentit mieux et moins agacé. Il patienterait le temps qu’il faudrait, renoncerait à sa pause dans le jardin public et se mettrait en route pour la banque. Une chaleur apaisante l’envahit et une légère vapeur s’échappait de ses vêtements mouillés. Il avait l’impression qu’il pourrait demeurer, là, une éternité, peut-être jusqu’à la fin de sa vie. Il s’imagina devenir un chat se roulant en boule et dormant toute la journée en attendant la gamelle du soir. Si une souris passait par là, il ne lèverait pas une moustache.
C’est à cet instant que Ginette, mue par le désir soudain d’une promenade à la découverte de cette ville qu’elle ne connaissait pas encore, emprunta la sortie des artistes. Un homme obstruait le passage, alors elle força sans s’excuser en maugréant un truc du genre :
– Ici, c’est pas une place de parking pour les enclumes.
Bousculé, Couturier bascula en avant et posa son pied dans une flaque profonde où il s’enfonça jusqu’à mi-mollet. Le temps de se reprendre, la chose qui l’avait brusquement heurté, avait disparu au coin de la rue comme par enchantement. La silhouette d’une femme, estima-t-il, mais il ne s’en inquiéta pas plus que ça, préoccupé par son malheur aquatique.
Sa chaussure s’était remplie d’eau et il dut l’enlever afin de vider le désagréable liquide, mais malgré qu’il ait mené cette opération consciencieusement, à chaque enjambée, un désagréable bruit de succion se faisait entendre un pas sur deux. Heureusement, le ciel se dégageait et une humeur printanière inhabituelle se répandit dans l’atmosphère.
Jeff, le propriétaire du lupanar, apparut à l’entrée principale devant laquelle il déposa une pancarte annonçant la venue d’une nouvelle danseuse ayant la particularité d’avoir des pieds de safran. Après s’être assuré de la bonne fixation de son matériel publicitaire, il balaya la rue d’un regard et tomba sur l’inspecteur « camomille », c’est comme cela qu’il le surnommait. Ils échangèrent un salut léger et le tenancier retourna dans l’établissement.
Couturier, à défaut de ne pas avoir de prénom, n’était pas sans ignorer que certains l’avaient affublé de quelques surnoms, mais il était loin de s’imaginer que le plus usité était la dénomination d’une tisane aux vertus bénéfiques contre les coliques.
Le clocher sonna 14h et la banque ouvrait, l’inspecteur se pressa et se trouva rapidement devant un immeuble affichant l’arrogance des miroirs aux alouettes, pièges pour les classes aisées, qui à l’aide d’ostentatoires et ridicules décorations de la façade trompaient le quidam « enfortuné ». L’intérieur se révélait pire, occupé par de grands espaces inutiles en marbres, avec un carrelage en damier noir et vert, rythmant l’interminable parcours vers le guichet où siégeait une dame, tirée quatre épingles, tailleur et chemisier blanc surmonté d’une veste échancrée et d’un sourire obséquieux. Couturier entrepris la traversée, mais à chacun de ces pas avec la jambe gauche, une succion tonitruante donnait l’impression qu’il extirpait sa chaussure d’un champ de boue, alors que la jambe droite laissait tomber un petit clac timide et discret. Une sorte de symphonie asymétrique qu’il décida d’ignorer.
La femme haussa un sourcil méfiant et jaugea l’allure de l’inspecteur, le considéra comme un client de moindre importance et afficha un air sévère et rebutant. Elle espérait perdre le moins de temps possible avec cet hurluberlu.
S’accrochant au rebord de son comptoir, elle questionna :
– Il veut quoi, le monsieur ?
Arrivé à son objectif, Couturier, ne se laissa pas démonter.
– Le monsieur, il veut le relevé de son compte.
– Nom et prénom ?
– Couturier
– Et le prénom ?
– Pas de prénom.
Elle eut un air terriblement agacé, fit une moue revêche, comme si l’on faisait preuve d’une inconvenance insupportable à son égard, et lâcha en pinçant ses lèvres :
– Le monsieur, y doit pas se moquer.
Couturier imperturbable fit remarquer :
– Le monsieur, il n’a pas de prénom, c’est tout.
– Ça ne va pas être possible, vous reviendrez quand vous aurez un prénom.
Et déjà elle posait le doigt sur le bouton d’alerte, celui qui une fois enfoncé, et déclenchant un bruit de sirène de pompier, aurait stimulé deux baraqués en costard cravate à débouler avec leurs mines patibulaires et le droit de sortir manu militari l’intrus au pied mouillé. Lassé, l’inspecteur exhiba sa carte de commissaire juste à temps pour interrompre le geste.
– Avec ça, ça va le faire… Je n’aime pas la gymnastique superflue… Moi, ce que j’aime, c’est le silence… On s’est compris, la dame ?
Avec une moue furieuse, elle répliqua :
– C’est un abus d’autorité, je le signalerai à la direction, il ne plaisante pas avec ça… Tiens, il n’y a pas de prénom, sur la carte… C’est une vraie ? Nous n’apprécions pas les plaisanteries…
– S’il n’y a pas de prénom, c’est que je n’ai pas de prénom… Maintenant, vous regardez dans votre ordinateur ou je vous mets en état d’arrestation… Outrages à…
– Je n’apprécie pas les menaces… si c’est une farce, j’appelle la sécurité.
Son doigt hésita encore au-dessus du bouton d’alarme, puis bascula vers le clavier de l’ordinateur. Négligemment, elle introduisit le nom de Couturier et surveilla l’écran. Le système moulinait et enfin s’afficha le résultat. Elle resta brièvement stupéfaite, puis se repris en professionnelle :
– Le monsieur… Il est millionnaire.
– Et la dame, elle peut dire depuis quand et combien ?
– Ce matin, douze millions… Vous n’étiez pas au courant ?
– Je vérifiais… J’ai besoin d’une carte de crédit illimitée, je reviens demain, je compte sur vous. Débrouillez-vous, une carte sans prénom, mais ça doit marcher, vous y arriverez ?
– Monsieur, avec de l’argent, on arrive à tout… Si vous voulez des conseils en placements… Je veux dire, on vous accueillera dans un bureau privé, des vitres opaques, personne en vous ne dérangera, nous tenons à la tranquillité de nos clients, c’est comme qui dirait des amis.
Elle eut un rire qui s’effilocha comme s’arrêtent les boîte à musique quand le ressort est complètement distendu.
– Monsieur, je peux vous proposer un café ?
– Normalement, je prends de la tisane, aujourd’hui pas le temps.
– Demain, nous préparerons ce qu’il faut… Verveine ? Menthe ? Edelweiss ?
– Camomille, camomille, ça ira.
Sans plus de cérémonie, il tourna les talons et regagna la rue. Il était riche comme jamais il ne l’avait été, mais se doutait que rien ne changerait dans sa vie monotone. Il était millionnaire et ne posséderait jamais de Rolex. L’argent servirait uniquement à l’enquête, toutefois il s’accorderait quelques notes de frais non réglementaires s’il devait manger en extérieur. Il avait toujours veillé à prendre des menus se situant dans une fourchette de prix raisonnables, alors dorénavant, il essayerait des mets comme le homard ou la poularde. Son estomac gargouillait et il chercha du regard un restaurant.
En haut de la rue, l’ombre chinoise d’une femme se détachait, devant la vitrine d’un maroquinier, semblant danser sur place avec une élégance et une lenteur rares. L’inspecteur eut la certitude le l’avoir déjà vue, même récemment, et il comprit que c’était l’insolente qui l’avait bousculé devant Les demoiselles décoiffées.
Un papillon s’envola d’on ne sait où et se nicha dans le ventre de Couturier. L’homme avait la bouche sèche et de la chaleur au visage, restait paralysé sous l’effet d’une force qui était demeurée inconnue jusqu’à présent. Il aurait voulu courir pour rejoindre la magique apparition, mais il était enlisé dans une sorte de glu imaginaire qui empêchait tous les mouvements.
Au loin, soudainement, la fille disparut aussi facilement qu’elle était apparue et l’inspecteur ressentit une telle griffure au cœur qu’il poussa un cri de douleur.
les chroniques
ou comment expérimenter sans contrainte la rédaction d’un récit à épisode où vous pourrez suivre les aventures de Ginette, la danseuse vroum-vroum, et de l’inspecteur Couturier, les deux protagonistes d’une série de meurtres gardé secrets jusqu’à ce jour.
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