Couturier, intrigué par l’homme au chapeau patientant dans son salon, oublia de s’habiller. Après l’avoir invité à s’installer dans l’un des deux fauteuils qui trônaient de chaque côté du guéridon, il fit de même sur celui qui était resté libre. Bien enfoncé, il croisa les jambes, prêt à entendre son interlocuteur, mais se souvint un peu trop tard que le siège était perforé par un ressort qui avait pris ses aises. Il endura sans broncher la piqûre du métal entre ses fesses et resta déterminé à ne rien laisser paraître.
Le visiteur faisait circuler un regard méthodique sur l’ameublement, les tableaux aux murs, la bibliothèque remplie de livres anciens et le service à thé japonais recouvert de poussière. Ayant bouclé son observation, il s’adressa à Couturier.
– Dans un rayon de votre bibliothèque, il y a un National Geographic qui traite des travaux de la primatologue Jane Goodal, je me trompe ?
– Entre Alexandre Dumas et Victor Hugo. Si vous regardez bien, plus haut, vous verrez un livre de l’éthologue spécialiste des primates, Frans de Waal.
– Pourquoi de Waal ?
Couturier se cala au mieux qu’il put et son visage s’illumina d’un sourire de satisfaction.
– À ma connaissance, c’est la seule relation décrivant précisément un complot et un meurtre réalisé par des singes. De surcroit, avec préméditation, induisant en erreur tous les protagonistes, y compris les hommes, y compris Frans de Waal lui-même.
– Singes ou hommes, les affaires criminelles ne vous font pas peur.
– La peur est une abstraction, je préfère m’intéresser aux causes et aux conséquences.
– J’ai fait le chemin depuis la capitale parce que personne ne vous connaît nulle part. Il semblerait que vous soyez un maître de la vie discrète, une inexistence. J’ai envisagé, un espion, mais quel espion lirait Dumas, Hugo et de Waal ?
– Un espion astucieux ?
– J’ai écarté ça… Ici, il n’y a rien en ville qui vaille la peine d’être connu et l’usine d’aluminium ne sera pas construite.
– Il y a, paraît-il, un musée d’art moderne.
– Je m’occupe de choses sérieuses, de défense nationale ou meurtres en série… Parlez-moi des singes.
Couturier décroisa les jambes, s’aperçût que cela n’était pas à son avantage, alors il les croisa à nouveau.
– Les mâles dominants, quand ils atteignent un âge certain, découvrent la faiblesse des muscles et perdent leur pouvoir, mais ils ont acquis une expérience qui surpasse celle des jeunes.
– Je le sais parfaitement, nombreux sont ceux qui envient ma position et mon bureau.
– Que ferez-vous quand votre territoire sera véritablement en danger ?
– Je choisirai le moins talentueux de mes subordonnés et j’en ferai un régent. Il aura la force et la bêtise. Cette dernière sera la garante de ma présence en éminence grise. Sans moi, il perdrait tout, alors je serai tout. Je serai celui qui ne dit rien, mais que tous écoutent. Je conserverai même les femelles et une place de parking réservée dans la cour du ministère.
– Mais, le véritable mâle alpha ?
– Le meurtre est la seule solution. C’est là qu’interviennent le régent et sa force.
– Si elle se révèle insuffisante ?
– Je serai son complice et nous serons impitoyables. Il faudra tromper son monde, prévoir, anticiper, bref, préméditer.
– Je crois que vous avez lu de Waal… Ce que les singes savent faire, nous le savons aussi, nous partageons une même origine, nous sommes des primates.
– Est-ce qu’il y a une femelle dans votre vie ?
– Je regarde les danseuses du lupanar en buvant de la camomille, j’ai l’estomac fragile.
– Je ne voudrais pas d’un inspecteur entravé par une vie de couple.
– Vous pouvez compter sur moi.
– J’aurai besoin d’un mutisme absolu.
– Vous avez pensé à moi… Vous craignez pour votre bureau ?
– Vous n’aurez jamais mon bureau ni la place de parking qui va avec, vous êtes trop intelligent. Vous resterez ici, à l’abri de votre province, et je n’aurai pas à votre égard, la tentation d’un assassinat.
– C’est logique. Stupide, j’aurais eu une promotion…
– Vous le savez autant que moi, il ne faut pas regarder les chefs, mais les brumes qui se cachent derrière, soufflent aux oreilles les conseils définitifs et produisent la vraie domination du monde… Je peux compter sur vous ?
– Vous me garantirez une présence éternelle dans cette ville et vous ne mêlerez jamais de mes investigations.
– Le marché est correct et me convient.
– Alors ?
– Depuis plusieurs mois, des notables de toutes les régions sont décapités mystérieusement et toujours la tête a disparut, demeurent introuvables. Chaque fois des gens importants, capitaines d’industrie, députés, banquiers, courtiers, rédacteurs en chef, bref l’élite du gratin. On ne veut pas ébruiter l’affaire, mais ça devient pénible… Maquiller ces meurtres en accidents. Il a fallu des trésors d’imaginations. Après les collisions de voitures contre platanes, les déraillements de trains, la chute dans la broyeuse d’une casse automobile, un duel japonais qui a mal tourné, la catastrophe d’un jet privé, victime d’une défaillance d’altimètre, nous ne savons plus quoi inventer.
– Et ?
– Nous devons résoudre au plus vite et le plus discrètement possible cette affaire.
– Et ?
– Vous êtes l’homme de la situation. Personne ne vous connaît, vous ne parlez à personne, la discrétion sera garantie, vous êtes un mystère.
– Et ?
– Je considère qu’il n’y a pas mieux qu’un mystère pour annuler un mystère, c’est comme la rencontre de la matière et de l’antimatière. Vous disposerez de tout l’argent nécessaire et comme personne ne posera de questions, vous pourrez vous abstenir de réponses. À la capitale, ils seront rassurés et le ministère retrouvera sa tranquillité, peu importe si les cadavres s’alignent à nouveau. Tous penseront, quelque part sur le territoire, un agent met en œuvre ce qu’il faut. Un individu d’une telle compétence qu’il appartient à l’ombre impénétrable, et nul, ne sera capable de vous démasquer. Un état fonctionne parfaitement seulement s’il ignore les problèmes qu’il devrait résoudre et se concentre uniquement sur l’inutilité de l’action.
– En quoi pourrais-je être utile depuis ici ?
– Je vous l’apprends, le meurtre est à vos pieds, dans le quartier des maisons avec les haies de cyprès, les piscines et les vérandas. Une décapitation. Nous avons fait croire au dysfonctionnement malheureux de la fenêtre guillotine, fait le ménage sur la scène du crime, et nous nous sommes assurés que la crémation du corps se déroule dans la stricte intimité du personnel de maison. Une cérémonie très réussie. Détail amusant, ils ont tous la même tête comme s’il était d’une même famille. C’est curieux, cette forme de ressemblance, coutumière en province.
– Mais… S’il n’y a plus de cadavre et que les preuves ont été soigneusement nettoyées ?
– Réfléchissez.
– S’il y a eu meurtre, c’est qu’il y a meurtrier… Vous pensez qu’il est encore en ville.
– Mes habits sont secs, je vous laisse… J’espère ne jamais vous revoir, malgré votre agréable compagnie, et surtout, oubliez ce jour, ce 29 novembre, jusqu’à son existence.
L’homme des renseignements s’habilla et sortit sans un mot. Couturier enfila un caleçon et entreprit d’éponger les restes de l’inondation.
les chroniques
ou comment expérimenter sans contrainte la rédaction d’un récit à épisode où vous pourrez suivre les aventures de Ginette, la danseuse vroum-vroum, et de l’inspecteur Couturier, les deux protagonistes d’une série de meurtres gardé secrets jusqu’à ce jour.