3. là où Alexandre Dumas provoque une inondation

La nuit de Couturier fut agitée et parcourue de rêves étranges où des ballets de danseuses emplumées défilaient au pied de son lit et formaient ces figures qui ont fait la gloire des comédies musicales américaines. Toutefois ces apparitions vrillaient, car la musique accompagnant les chorégraphies était japonaise et la danseuse principale, sous les effets de frou-frous agités devant elle, se transformait en un lutteur sumo au string indécent et peu affriolant.

La journée passée au square avait été harassante et surprenante.

L’inspecteur avait découvert que l’indolence pour être maintenue exige une attention de tous les instants et génère une fatigue inexplicable. Le soir tombé, il était revenu chez lui sans passer par le lupanar, avait tenté de faire un peu de lecture dans un bain, mais le livre avait sombré au fond de l’eau sans qu’il s’en aperçoive et il s’était réveillé brusquement.

Au préalable, il s’était trompé et avait entrouvert le robinet d’eau froide à la place de celui de l’eau chaude. Maintenant, le bain était glacé. Tremblant, il s’était extrait de la baignoire et s’était emmitouflé dans son lit.

Au matin, il traina plus que d’habitude entre les plumes en s’interrogeant sur l’utilité ou non d’ouvrir ce bureau où jamais personne ne venait. Il ne parvenait pas à se réveiller vraiment ni à se réchauffer et commença à considérer les livres mélancoliques d’Alexandre Dumas comme l’expression d’une certaine monotonie, certes élégante et romantique, mais déclassée par la littérature moderne.

Il se demanda s’il n’était pas à l’image des personnages de ces romans vieillots, un météore désuet que l’on regarde comme une mignardise. Il s’égara plus loin et s’amusa à penser la fonction de police comme « la coquetterie la plus inutile de l’univers». Une sorte de bibelot rassurant pour les dirigeants et laissant croire par son usage que les politiciens sont des êtres sérieux capables de régir la société, de garantir la sécurité et la place de chacun.

À l’évidence, le délabrement des États et la disparité de traitement entre les classes sociales démontraient le contraire malgré les efforts renouvelés des médias à entretenir la grande faribole du journal télévisé de Vingt-heure.

Résolument, il prit la décision de rester couché et de paresser autant qu’il lui plairait, alors il s’enfonça dans une demi-léthargie faite de pensées égarées et de naufrages ensommeillés. Il ne perçut pas tout de suite le bruit des coups frappés à sa porte et valida leurs existences seulement lorsqu’ils montèrent en puissance. Une tambourinade digne de La charge de la brigade légère, un film où des cavaliers anglais affrontent l’armée russe en Crimée.

Depuis tôt le matin, l’homme des renseignements généraux était devant le bureau de Couturier et avait patienté jusqu’à dix heures allant et revenant au bar au coin de la rue où il commandait à chaque fois des cafés « grand-crème », les avalaient en se brûlant et retournait se planter devant la porte close du commissariat. De guerre lasse, il décida de vérifier au domicile de l’inspecteur s’il ne s’était pas produit un quelconque malheur.

Il se trompa plusieurs fois de chemin, manqua presque de tomber dans le canal en trébuchant sur une clef à molette égarée par un ouvrier peu consciencieux, buta sur une impasse, enragea, mais comme il tenait à garder son passage en ville le plus discret possible, il n’osa pas demander sa route.

Une maison désuète attira son regard et il comprit instantanément qu’il avait atteint son but.

Un rapide coup d’œil aux boites aux lettres confirma la justesse de son intuition et il entreprit de gravir les étages jusqu’au palier de Couturier.

En s’approchant de la porte du logement et se penchant pour lire le nom affiché dessus, ses souliers plongèrent dans une flaque d’eau qui se déversait par-dessus le seuil. Il y eut un bruit de succion déplaisant et l’homme comprit que ses semelles étaient trouées, chose que n’était jamais arrivée auparavant.

Tout de suite, une sensation désagréable de chaussette mouillée le gêna et il eut l’impression que le liquide s’imprégnait de son odeur de pied avant de s’écouler dans l’escalier vers les étages inférieurs. Il ne put se retenir de diriger son regard à droite et à gauche en vérifiant si quelqu’un avait reniflé ce détail embarrassant, puis rassuré de sa solitude, il décida d’attirer l’attention du locataire sur la catastrophe en cours.

Il n’y avait pas sonnette, alors il martela contre le battant et en l’absence de réaction, il cogna de plus en plus fort, marquant des pauses afin d’écouter le bruit d’un éventuel mouvement se faisant entendre. Il se décida d’enfoncer la porte et prit son élan depuis la partie la plus éloignée du palier, mais malgré sa détermination, il rebondit sans faire bouger l’obstacle d’un iota.

Ce nouveau fracas parvint à faire sortir Couturier de sa torpeur et l’incita à se lever afin de voir ce qui se passait. En posant le pied au sol, l’inspecteur réalisa qu’il y avait un problème avec la baignoire, alors il se souvint brusquement qu’il n’avait pas touché aux robinets lorsqu’il était sorti du bain.

Depuis toujours, il dormait nu, les coups redoublaient, il devina que ça pressait, enroula un drap autour de lui, se donnant une allure de sénateur romain et s’élança vers la salle de bain où il constata le désastre.

Le roman d’Alexandre Dumas s’était défait au fond de l’eau et les pages flottantes avaient fini par obstruer l’orifice du trop-plein provoquant un débordement.

Il ferma la vanne et dégagea le bouchon de papier limitant provisoirement le déploiement de l’inondation.

Un autre grand coup sourd suivi d’un silence, puis d’une deuxième détonation retentit contre la porte de l’appartement. Le dernier assaut faisant trembler le chambranle et apparaître une cascade de poussière tombant depuis le plafond.

Couturier fonça à la porte et se pressa de tourner la clef de la serrure et ouvrir, mais au moment où il libérait le penne, la quatrième tentative de l’homme des renseignements généraux était en cours de réalisation. Il arriva en pleine vitesse à l’instant exact où la porte se déverrouillait et il emporta tout sur son passage, y compris le drap de Couturier, perdit l’équilibre et culbuta au sol avec une longue glissade dans le couloir de l’entrée à la manière dont les surfeurs s’étalent dans les vagues mourantes.

Couché sur le ventre, trempé, il récupéra son chapeau, un beau galurin noir avec bords amples, et entreprit de se relever en se retournant. Enfin debout, il resta figé devant le spectacle de Couturier, effaré et nu, ne dissimulant même pas ce que ma mère… mais vous connaissez la chanson.

Les deux hommes se toisèrent, et l’inspecteur comprenant qu’il avait à faire à une officialité, proposa :

– Vous prendrez bien une tasse de café ?

– C’est que j’en ai déjà beaucoup bu…

– Une tisane, peut-être ?

– Je prendrais plutôt un peignoir et un linge, en attendant que mes habits sèchent.

– Je peux arranger ça… à qui ai-je l’honneur ?

– Je suis un homme sans nom, ça vaut mieux pour tout le monde.

– Moi, je suis un homme sans prénom.

– Nous pourrions être complémentaires, qui sait ?

Couturier eut un sourire de satisfaction. Un mystère s’invitait enfin dans sa vie d’enquêteur et il se demanda si la joie de goûter à son whisky n’était pas à portée de main.

– Installez-vous au salon, à gauche, je vous rejoints avec tout ce qu’il faut. Vous pouvez déposer vos habits sur le porte-manteau à côté du radiateur, je ne serai pas long.

D’un regard, il évalua les dégâts. La porte pendait lamentablement soutenue uniquement par un gond à demi arraché et ne pourrait plus être refermée. Au sol, l’eau s’infiltrait dans le plancher par les fissures du carrelage et le niveau baissait régulièrement, donc il n’y avait rien d’autre à faire que patienter.

Sans prendre le temps de s’habiller, il chercha un peignoir dans l’armoire de sa chambre et gagna le salon pour le proposer à l’inconnu. Celui-ci était déjà en sous-vêtement à côté du radiateur et semblait apaisé par la chaleur confortable dans laquelle il baignait.

La voisine du dessous, alarmée d’abord par les coups frappés et ensuite par la pluie régulière qui tombait du plafond monta chez son voisin afin de lui faire part de ses récriminations à propos de ces désagréments inadmissibles.

Étonnée, elle découvrit la porte ouverte et à moitié démolie, la mare qui glougloutait et un couloir vide. Mue par la curiosité, elle s’avança jusqu’à l’ouverture à gauche qui devait être l’entrée du salon et entra d’un coup dans la pièce, bien décidée à se faire entendre.

Elle ne dépassa que de peu le pas de la porte, se figeant instantanément devant le spectacle d’un homme nu tendant un peignoir à un homme en slip et avec une moustache et un chapeau noir à larges pans. Devant ce spectacle, elle tira une conclusion définitive sur les mœurs de son voisin, tourna les talons et conclut que jamais de sa vie restante, elle ne lui adresserait la parole.

Ni Couturier ni l’homme des renseignements généraux ne s’étaient aperçus de son passage.

les chroniques

ou comment expérimenter sans contrainte la rédaction d’un récit à épisode où vous pourrez suivre les aventures de Ginette, la danseuse vroum-vroum, et de l’inspecteur Couturier, les deux protagonistes d’une série de meurtres gardé secrets jusqu’à ce jour.

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