Les rêves sont des parchemins délavés où quelques traits subsistent, esquissent les contours des histoires, bordures toujours trop maigres afin de comprendre vraiment ce qu’il s’y passe, mais ces reliques intriguent le rêveur à son réveil.
Couturier, en dormant, s’était promené avec un cheval marchant sur une plage léchée par des vagues de sang. Les rouleaux arrivaient et s’écrasaient sur le sable, conservaient une allure gluante et lisse avant de se dissoudre entre les grains. Des oiseaux migrateurs passaient haut dans le ciel et perdaient leurs plumes comme les feuilles s’éparpillent sous le vent de l’automne. Cette cataracte volante formait une longue trainée s’effondrant vers l’ouest ressemblant à l’eau des fontaines monumentales que la brise dévie, une brume qui retombe mollement au loin. À côté de lui, le cheval était soudainement mort. Un pêcheur approcha du cadavre et entreprit de le décapiter. L’inspecteur reconnut l’homme du ministère, car il portait son chapeau noir, était toujours enrobé dans une grande serviette de bain blanche, se montrant serviable et racontant des histoires de singes au Japon se prélassant dans les sources thermales. Il expliqua, en œuvrant minutieusement avec un couteau pointu, taillant dans le cou de l’animal, qu’il insérerait la lame entre deux vertèbres et tirerait d’un coup sec. La tête se sépara facilement du corps. Plus tard, avec une longue corde, il l’immergerait à la limite la plus basse des marées et reviendrait seulement dans deux jours. Il insista :
– C’est un bon appât, les anguilles entrent par la gueule, se régalent du cerveau. Le ventre plein, elles n’arrivent plus à s’extraire de la boîte crânienne. On retire la tête du cheval hors de l’eau, capturer les poissons devient un jeu d’enfant. En friture, c’est excellents. D’une autre façon, les gourmets le savent, il faut les manger crûs. Seule manière de percevoir ce goût très rare ressemblant à de la moelle écrasée mélangée avec du varech.
L’homme se tourna vers Couturier et questionna :
– Connaissez-vous la peinture anglaise ?
La question ou plutôt le fait de devoir y réfléchir réveilla l’inspecteur. L’ambivalence de l’éveil resta une énigme, car il avait la sensation d’être retenu entre les couches mélangées d’une marine de Turner, puis il perçut une lente respiration à côté de lui et se souvint qu’il n’était pas seul dans son lit. Il tournait le dos à une femme, cette danseuse. Dans l’inconscience du sommeil, il s’était retourné et positionné en chien de fusil. Il décida de ne pas remuer un orteil et de savourer le souvenir du corps, des gestes et des soupirs. Il se remémora les yeux immenses qui restèrent grands ouverts durant toute la durée de l’acte, tels deux lacs de montagnes, du bleu avec des reflets verts, de petites irisations dorées sous la clarté de l’eau, et parfois, comme le passage furtif d’une truite, ondulations à peine troublées au-dessus d’une profondeur dont l’abime lui échappait. Il était heureux, sans savoir en définir exactement la cause, mais en acceptant le naturel de la situation. Il remua et s’approcha à presque toucher le minois de la fille endormie. Seul le visage émergeait du drap replié sur elle, tenu à deux mains crispées, dans une position enfantine offrant à la dormeuse une sécurité factice et un confort profond. Elle souriait légèrement, un même sourire à celui d’une renarde s’installant à l’abri et au chaud de sa tanière lors d’une longue nuit d’hiver. Couturier pensa au tableau de Léonard de Vinci : La femme à l’hermine, puis et il eut le désir de s’abreuver à l’odeur de cette peau qu’il avait caressée sans se lasser. Il posa son nez, avec la manière et la prudence des chats qui ne veulent pas griffer par inadvertance, sur la joue de la belle dormeuse et inspira lentement recueillant les infimes fragrances exhalées par l’épiderme. Un parfum l’accrocha et installa sa note au-dessus de toutes les autres senteurs. Couturier, hésita, mais se rendit à l’évidence. C’était incompréhensible, mais la fille sentait le crottin de cheval. Il n’eut pas le temps de s’interroger plus en avant, car à l’instant même, l’homme du ministère passait sa tête par l’entrebâillement et murmurait :
– La porte de votre appartement n’est plus fonctionnelle, je suis entré. Ça vous dérange, ça se voit, mais on ne peut rien y faire. Elle ne se réveille pas. Jolie fille, remarquez. J’aurais pu dire « beau morceau », mais ça aurait été indélicat. Bon maintenant, c’est fait. Suivez-moi. Prenez la peine de vous habiller, mettons que vous semblez d’humeur virile. Ça serait bien que ça retombe.
L’homme alla patienter au bas de l’immeuble. Ginette dormait toujours profondément en gardant les sourcils froncés telle une môme s’égarant au milieu de remords juvéniles – le souvenir des petits meurtres du jour d’avant, ces insectes que l’on mutile par jeu avant de les écraser par pitié.
Couturier faisait de son mieux afin de s’habiller et partir discrètement. En hésitant, il déposa un baiser sur le front de la femme. Elle poussa un petit gémissement de mauvais songe, puis se réfugia contre le mur dans une position préfœtale, alors il la laissa. Avant de sortir, il remarqua le bras mou d’une étole rouge qui dépassait de la penderie. Il pensa qu’elle n’était pas à lui, pourtant il l’ajusta avec attention sur un cintre et le suspendit le tout entre les cravates et les chemises. Il referma la porte du meuble avec délicatesse et quitta la chambre en marchant sur la pointe des pieds. Dans le couloir, l’homme du ministère le briefa :
– Les « décapiteurs » ont frappé dans la ville. Vous êtes d’une compagnie agréable, j’ai apprécié l’autre jour. L’occasion de se revoir. Ne vous inquiétez pas, je ne serai pas toujours dans vos pattes.
– Je ne suis pas inquiet, à défaut de sujet de conversation, nous pourrons toujours évoquer notre passion pour l’éthologie des primates et les pratiques thermales japonaises. Savez-vous que les oiseaux perdent parfois leurs plumes en volant près des côtes ?
L’homme du ministère ne broncha pas et continua :
– Bien, très bien… Un effet des turbulences, peut-être. Suivez-moi, un taxi attend et le compteur tourne. Je veux dire par là que le temps presse, on ne va pas se lancer dans des circonvolutions inutiles. Le compteur tourne, c’est vrai, mais je ne suis pas pingre à ce point. De toute façon, c’est le ministère qui paie. Vous connaissez la cheffe du service des acquisitions du Collapse Muséum ?
– La cheffe du service des acquisitions picturales, c’est le titre exact.
– Un jour, il faudra m’expliquer ce qu’il y a de pictural dans la plupart des œuvres étalées sur ces murs, mais ce n’est pas le propos, vous la connaissez donc ?
Ils approchaient du taxi dont le moteur tournait laissant une brume blanche s’enfuir du pot d’échappement avec les mêmes claquements profonds que produisent les caboteurs à l’arrêt. Un klaxon sourd rugit sur leur droite et ils firent un pas en arrière afin d’éviter un camion poubelle lancé à pleine allure. Arrimée à l’arrière du monstre, une fille en tenue orange, un peu grosse et sans attrait, leur adressa un doigt d’honneur, un geste vertical qui fit apparaître hors de sa poitrine une minuscule croix catholique et une médaille en argent représentant un saint quelconque, le tout tenu par une chaine dorée. L’attelage disparut en tournant par-dessus le pont qui enjambait le canal et le grondement s’estompa. Couturier fit remarquer :
– Il n’a pas passé loin celui-là… Le pont n’est plus à la même place que l’autre jour.
Ne se préoccupant pas de la modification de la géographie de la ville, les deux hommes embarquèrent et le chauffeur se mit en route sans que la destination lui fût indiquée, néanmoins il les déposa directement devant la villa cubique en béton, le lieu du crime. Des hommes en civil montaient discrètement la garde en faisant l’impossible pour ne pas laisser transparaître leur fonction d’agent de la force publique. L’un se cachait derrière un journal déployé, au papier large et coloré barré d’un titre racoleur sur les frasques sexuelles de l’archevêque. Plus loin, deux malins avec une gabardine ratissaient depuis une heure et dans l’obscurité, les deux mètres carrés de gazon devant eux en s’inquiétant de l’état déplorable de leurs mocassins. Au croisement de la route en contrebas, plusieurs fonctionnaires étaient affairés à emboiter un véhicule accidenté contre une borne en granit. L’homme du ministère qui avait suivi les regards de Couturier expliqua la dernière situation :
– Ils préparent l’alibi, un tragique accident de la route dû à l’alcool. Cette fille a mauvais goût, du Brandy… Faudra vérifier. Allons à l’intérieur, vous direz ce que vous en pensez.
Ils pénétrèrent. Dans le salon, le film pornographique gueulait en boucle et personne n’avait coupé le son. Un policier de la scientifique examinait l’écran à la recherche d’indices. Le dos de sa tenue blanche renvoyait l’image d’un visage, les yeux fermés, secoué de spasmes et gémissant de plaisir. Sans y prêter attention, ils montèrent à l’étage visiter la chambre à coucher et le bureau avant de revenir après quelques minutes au salon tragique. Un des agents de l’extérieur s’approcha et glissa à l’oreille de son chef :
– Avec la voiture, on n’y arrive pas, faut trouver autre chose. On pourrait brûler la baraque ?
L’homme du ministère décocha un coup d’œil circulaire sur les œuvres accrochées aux murs et confirma :
– Vous pouvez, sans hésitation, vous avez trente minutes.
Puis se tournant vers Couturier :
– C’est le temps à disposition pour deviner ce qui s’est produit.
Couturier n’attendit pas une seconde de plus et se pencha sur le corps, prit entre ses doigts le tissu, renifla l’organdi et perçu instantanément une odeur chevaline. Plus loin, la tête coupée conservait un sourire d’extase similaire à celui qui s’accrochait au dos de l’agent avec la projection. Il s’adressa à la cantonade :
– On pourrait couper le son.
Un agent se précipita, renversant au passage un bidon d’essence qui se répandit sur le sol de la cuisine, mais comme ce n’était pas la scène du crime, personne ne s’en préoccupa. Parvenu au lecteur vidéo, il pressa sur pause figeant le visage sur l’écran, lèvres entrouvertes avec un filet de bave s’écoulant de la commissure. Excédé, l’homme du ministère claqua deux fois dans ses mains et tous les inspecteurs sortirent à l’exception de lui-même et de Couturier.
– Un peu de calme, c’est mieux, non ?
À ses pieds, le sang faisait une mare sombre dans laquelle son chapeau noir se reflétait parfaitement. S’en apercevant, Couturier remarqua l’étonnante similitude de figure avec ce talentueux comédien et metteur en scène américain appelé Orson Welles, plus particulièrement avec le personnage de Kane, ce magna de la presse obsédé par la possession et la conquête du monde, de la fortune, mais que la mort ramène à un simple désir d’enfant : une luge à neige. Ou était-ce le chapeau énigmatique du « Troisième homme » dans les rues de Vienne ?
Il ne manquait que la cithare d’Anton Karas et l’illusion serait parfaite.
S’écartant de sa dérivation cinématographique, il reprit l’examen de la pièce et des indices. Sur le sol, un béton ciré, de nombreux points indiquaient la rotation que laissait la paume d’un pied nu s’appuyant sur sa plante avant de s’élancer pour une virevolte. Il pensa d’abord à une gymnaste, car le pied était petit et féminin, mais la régularité des traces et la répétition d’une progression géométrique démontraient qu’il y avait plus de chorégraphie que d’effort. En se concentrant, il détermina la chronologie des mouvements et comprit que l’évolution de la danse mettait la danseuse à portée du canapé où se trouvait la victime. La dernière empreinte dévoilait une expansivité stupéfiante, comme si une énergie hors du commun s’était chargée dans les pas précédents et avait littéralement explosé d’un seul coup. Il confirma son intuition en observant sur les murs une étroite ligne circulaire constituée par de minuscules impacts de sang qui dressaient une constellation presque invisible. Il estima probable l’usage d’une épée recourbée, lame fine au tranchant de rasoir, mais il se ravisa en inspectant la section de l’os de la colonne vertébrale du cadavre. Une légère irrégularité, une souplesse, indiquait que la morsure n’avait pas été l’œuvre du métal, mais plutôt par une matière dont la faiblesse était compensée par la vitesse. L’énergie développée avait réellement été phénoménale afin de parvenir à un résultat aussi réussi que la séparation de la tête du tronc.
La robe d’organdi n’était pas souillée et le cadavre n’avait pas relâché d’humeurs corporelles tant la mort avait été instantanée et surprenante. Le sourire sur le visage de la défunte laissait entrevoir qu’elle avait été saisie dans un instant d’extrême plaisir et de contraction du périnée. À l’évidence, toutes ses chairs devaient être gavées par l’endorphine de l’excitation. Elle avait été cueillie dans une béatitude rare, toutefois, en examinant la pupille démesurément agrandie, Couturier découvrit, niché à cet endroit, un gouffre de douleur et de désespoir d’une gravité sans limite. Ce que le corps n’avait pas eu le temps de ressentir, l’âme l’avait saisie dans son ampleur avec toute son horreur. Une milliseconde contenant tout un océan de brutalité, un condensé de l’abjection total s’approchant de la densité d’un trou noir dont rien ne s’échappera à l’avenir. Une prison épaisse empêchant l’accès au paradis, même au purgatoire. La punition serait sans fin comme si la tête séparée du corps ne serait jamais apaisée et dériverait dans la même rivière que Tantale. La copie d’Orson Welles murmura :
– La demi-heure est écoulée. On ne va pas laisser le Brandy.
Dans le jardin, se tenant à distance, les deux hommes regardaient les flammes se répandre dans le cube de béton dévorant sans complexe les ameublements soigneusement choisis par le « home designer » hollandais. L’homme au chapeau opina :
– C’est un bon combustible, il ne restera plus de traces.
Et il tendit la bouteille. Couturier but une rasade au goulot et la proposa en retour, mais l’autre refusa et s’éloigna jusqu’à disparaître avec le taxi qui patientait depuis trop longtemps. Au loin les sirènes des camions des pompiers annonçaient leur venue. L’inspecteur se dirigea vers la lisière des arbres au fond du jardin afin de profiter du spectacle sans être vu ni dérangé. Il s’accota à un arbre épais, un érable ou un frêne. Il n’avait aucune connaissance en sylviculture. Puis une intuition, un détail entrevu qu’il n’avait pas relevé immédiatement et qu’il ne parvenait pas à matérialiser le dérangea. Dans la fumée, une plume à demi-carbonisée se débattait sur les volutes et s’éloignait des flammes jusqu’à passer par-dessus le jardin et s’approcher de de la forêt. Elle vint mourir au pied de Couturier avec un crépitement joyeux et une odeur de volaille. Sa dernière étincelle s’éteignit avec un hoquet minable et l’inspecteur remarqua ce qu’il n’avait pas su découvrir par lui-même.
L’empreinte d’un sabot de cheval.
les chroniques
ou comment expérimenter sans contrainte la rédaction d’un récit à épisode où vous pourrez suivre les aventures de Ginette, la danseuse vroum-vroum, et de l’inspecteur Couturier, les deux protagonistes d’une série de meurtres gardé secrets jusqu’à ce jour.
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